PRÉCARITÉ
Une réflexion sur la matérialité
par Aaliyah Crawford
Une queerness, une dichotomie ou un contraste, juxtaposés dans la matérialité de l’œuvre: le fil conducteur qui relie le travail de Jade De Bruto, Julie Robert, Daria Fontaine Pasquali et flora hammond est certainement très riche. On y décèle une certaine douceur, une attention concentrée et une dévotion intime aux matériaux. Chaque pièce présente une méditation sur l’intimité et la vie domestique ainsi que la collision des sphères publique et privée. Les œuvres de ces artistes s'immiscent dans les souvenirs collectifs et les connexions ancestrales.
L’oeuvre de Julie Robert, Maison (la série), présente une collection de petites sculptures disposées sur un socle circulaire surélevé. Toutes les pièces sont cubiques et mettent l’accent sur la répétition des textures. Des arêtes rigides en plâtre délimitent les cubes, tandis que des formes plutôt organiques imprègnent la silhouette de chaque bloc. En revanche, Translucent shimmer / unripe door de flora hammond, avec sa délicate coulée d’aluminium et son papier abaca teint à la main, offre un contraste en juxtaposition avec l’imposante installation de Julie Robert. Malgré ces différences, l’attention portée à la matérialité est omniprésente dans les deux œuvres à travers la manipulation de surfaces douces et dures . Tout près de l’oeuvre Translucent shimmer / unripe door, l’on retrouve l’installation Suspends tes jugements de Daria Fontaine Pasquali, qui utilise également le moulage d’aluminium. Cette fois-ci, l’aluminium prend la forme d’une neuro-roue, un dispositif à pointes utilisé autant dans le domaine médical que dans l’intimité domestique; celle-ci est suspendue au bord d’une armoire antique, nichée dans un morceau de tissu. Les thèmes de la pesanteur, de l’équilibre et de la matérialité prennent tout leur sens dans l’œuvre de Jade De Bruto, 惩前毖后 (chéngqiánbìhòu), qui présente quatre roches, chacune balancée sur un trio de baguettes dressées dans un bol de riz en porcelaine. Dans l’œuvre de ces quatre artistes, une tension distincte est perceptible entre la physicalité et les types de matériaux utilisés jouant sur l’ensemble des perceptions du public.
L’ acte d’équilibre saisissant de la mise-en-scène de Jade De Bruto mets en lumière la précarité de cette composition et invite les visiteur.e.s à observer de plus près cette curieuse combinaison d’objets familiers ; quatre pierres apparemment lourdes, chacune soutenue par trois fines baguettes. Les pierres semblent solides à première vue, mais en s’approchant d’elles, on voit leur mystère se dissiper pour laisser transparaître le travail de l’artiste, leur fabrication devenant évidente. De plus, en observant les baguettes, la paire habituelle fait place à un troisième invité inattendu. En chinois, le mot désignant le chiffre trois est 三 (sān), dont la prononciation rappelle 生 (shēng), qui évoque la vie et la naissance1. En plantant l’ensemble des trois baguettes verticalement dans du riz (au lieu de l'encens), De Bruto juxtapose les notions de vie et de mort en faisant allusion à une coutume funéraire asiatique courante. Pour l’artiste, « [...] [elles] symbolisent les nombreux décès de ses frères et sœurs asiatiques qui ont perdu la vie lors d’attaques à caractère raciste2. » La symbolique numérique se poursuit avec le chiffre quatre, 四 (sì) en mandarin, qui est un chiffre malchanceux qu’on évite souvent en raison de sa ressemblance à 死 (sǐ), qui signifie la mort3. Le rôle porteur des baguettes, sans lesquelles le repas coutumier serait écrasé sous le poids des roches, évoque aussi la bienveillance et l’espoir qui réside dans la communauté même face à la violence. Jade De Bruto, qui est d’origine chinoise et née en Afrique du Sud, se penche sur la hausse des crimes haineux depuis le début de la pandémie de COVID-19 et cite au passage une étude qui explore les raisons pour lesquelles les victimes d’origines asiatiques sont moins susceptibles de signaler les abus à la police4. L’œuvre rend hommage à celleux qui en ont assez du silence et qui désirent s’unir afin de dénoncer la violence dont la communauté asiatique est victime.
Dans son installation Maison (la série)5, Julie Robert joue également avec les illusions d’optique en utilisant des matériaux délicats pour créer des formes rigides. Elle est constituée de vingt-trois cubes en céramique, chacun d’entre eux dialoguant avec son voisin, soulignant du même coup les espaces denses et creuses de la sculpture. Ce jeu de textures est accentué par une lumière rotative motorisée qui se déplace dans le sens inverse des aiguilles d’une montre au-dessus des sculptures, qui anime non seulement leurs formes contrastées, mais aussi leurs ombrages. La luminosité offre à chaque forme un moment sous les projecteurs tout en soulignant le rôle de chaque pièce dans la synergie du groupe. Le motif cubique et la douceur matte de la céramique unifient les éléments de l’installation malgré leurs différences de couleurs, de textures et d’insertions matérielles. Chaque élément de l’œuvre semble formuler : « différent, mais identique ». L’artiste souligne un monde unifié par ses positionnalités intersectionnelles et renforcé par elles. « [L]e mouvement de la lumière allant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre sert de métaphore pour un souvenir sur une échelle de temps6. » Le recours au minimalisme de Robert et son intérêt pour l’environnement habité préparent subtilement le terrain à ces bâtiments factices qui seront baignés de lumière.
En écho à l’allusion de Julie Robert à la vie domestique, l’œuvre Suspends tes jugements de Daria Fontaine Pasquali met en scène du mobilier qui suggère un espace intérieur : une table basse tient une brosse à cheveux, des fleurs séchées sont attachées à un oreiller et une grande commode se dresse avec sa porte entrouverte. Le mimétisme est encore présent dans cette installation, comme le montre la neuro-roue en aluminium moulé, où l’on peut voir le travail manuel de l’artiste, qui témoigne de l’attention et du temps consacrés à sa création. Sur une table basse en bois, placée soigneusement au-dessus d’une marque décolorée dans le placage, se trouve un autre simulacre : une brosse à cheveux en fonte. Ses poils semblent être faits de cheveux humains, et elle arbore une inscription : « We are not sisters. We are lovers. » (Nous ne sommes pas sœurs. Nous sommes amantes). Ces mots gravés sont essentiels à l’œuvre, car ils fournissent les informations nécessaires pour que les visiteurs saisissent le contexte de l’œuvre. Ils ajoutent du sens aux éléments environnants, en conférant une nouvelle signification à la tendresse de l’oreiller qui porte les fleurs. De plus, il situe la neuro-roue en dehors d’un espace hétéronormatif et la place fermement dans un univers queer. Comme le décrit l’artiste : « [p]our beaucoup de gens, il est plus simple et moins périlleux de réduire nos gestes d’affection romantique à des expressions d’attention fraternelle7 ». Fontaine Pasquali a créé cette installation comme une fenêtre sur l’intimité queer; la tendresse est palpable et de concert avec la déclaration sur la brosse à cheveux.
Translucent shimmer / unripe door [chatoiement translucide / porte immature8] de flora hammond est une structure adaptée au site, faite principalement de fonte d’aluminium. Elle comporte des « fenêtres » en papier abaca translucide peint dans des teintes colorées et des anneaux en fonte d’aluminium inspirés des anneaux gravés du XVIIIe siècle. Cette sculpture explore les concepts de foyer et de mémoire en reprenant la structure d’une toile d’araignée et est réimaginée dans chaque installation en fonction de l’espace qu’elle occupe. L’œuvre fait référence au souvenir que garde flora hammond de l’appartement de sa grand-mère, dont la fenêtre était recouverte de « [...] feuilles de papier coréen hanji découpées géométriquement et collées à la pâte de blé9 ». La juxtaposition du métal et du papier, et l’ajout de couleurs à ces ouvertures allégoriques permettent à l’artiste de remédier les fossés géographiques et culturels. Les teintes de rose, vert, jaune et orange imitent l’esthétique des vitraux, un spectacle qui fait désormais partie du quotidien d’ hammond à Montréal. Pour l’artiste, « [d]ans les deux cas, le vitrail signale et insuffle un sentiment de passage et de transition dans l’espace : il nous rapproche du caractère sacré du religieux, nous accueille dans la sainteté simple du foyer10 ». En tant qu’artiste intéressé.e par les « enchevêtrements poétiques11 », hammond combine des matériaux qu’elle tisse dans le réseau connectif du temps et de l’espace.
Une analyse des œuvres de Jade De Bruto, Julie Robert, Daria Fontaine Pasquali et flora hammond met en évidence les fils conducteurs de leur création, un contraste dans la matérialité, et une considération attentive de la façon dont ces matériaux influencent la présentation de l’œuvre. Chacun.e aborde les notions de mémoire, de culture, de relations interpersonnelles et de désirs collectifs. Ces explorations invitent le public à se poser les questions suivantes :
Que révèle le matériel sur la vie d’une pièce?
Quel est le rôle de la matière dans l’orientation de l’œuvre dans l’espace-temps?
Quels souvenirs ou connexions culturelles sont évoqués par les matériaux et les textures choisis?
La matérialité vous invite-t-elle ou vous repousse?
Les espaces intérieurs, l’intimité, l’altérité, l’individualité, la parenté, la construction d’une communauté et la solidarité font partie des discours qui traversent les pratiques respectives des artistes. Ces thèmes sont concrétisés par l’expression de leurs considérations matérielles en relation avec la signification de l’œuvre.
- Jade De Brutodans un courriel avec l’autrice, octobre 2022.
- Jade De Bruto,惩前毖后 (chéngqiánbìhòu), déclaration de l’artiste, soumission pour l’exposition annuelle des étudiantes et étudiants du premier cycle 2023 (2022).
- Jade De Bruto un courriel avec l’autrice, octobre 2022.
- Brendan Lantz et Marin R. Wenger, « Are Asian Victims Less Likely to Report Hate Crime Victimization to the Police? Implications for Research and Policy in the Wake of the Covid-19 Pandemic » (Les personnes d’origine asiatique sont-elles moins susceptibles de signaler à la police leur victimisation dans le cadre d’un crime haineux? Conséquences sur la recherche et les politiques dans le sillage de la pandémie de Covid-19) Crime & Delinquency 68, no 8 (2021), p. 1292-1319, https://doi.org/10.1177/00111287211041521.
- Traduction de l'autrice (octobre 2022).
- Julie Robert, Maison (la série), déclaration de l’artiste, soumission pour l’exposition annuelle des étudiantes et étudiants du premier cycle 2023 (2022).
- Daria Fontaine Pasquali, Suspend tes jugements, déclaration de l’artiste, soumission pour l’exposition annuelle des étudiants et étudiantes du premier cycle 2023 (2022).
- flora hammond, Translucent shimmer / unripe door, artist statement, USE 2023 submission (2022).
- flora hammond, Translucent shimmer / unripe door, artist statement, USE 2023 submission (2022).
- 10 Ibid.
About the author
Basée à Tiohtià:ke, Aaliyah Crawford a récemment obtenu un baccalauréat en médias d’impression de l'Université Concordia. Elle travaille principalement avec les médias imprimés, les livres d’artistes et l’installation. Sa pratique artistique s'étend sur la compréhension traditionnelle de l'autoportrait et des pratiques de journalisation, souvent dans le but d'exorciser la honte associée aux expressions publiques de vulnérabilité. En créant un dialogue entre ses expériences vécues et celles du public, elle cherche à combler le fossé entre l'inné individuel et l'universel. En explorant la multiplicité des forces oppressives et systémiques qui s'entrecroisent et auxquelles elle est confrontée, elle souligne le pouvoir de cultiver la douceur. Le travail communautaire de Crawford a récemment reçu la prestigieuse Médaille du Lieutenant-gouverneur (2022) ainsi que le Prix de la contribution remarquable Contribution Award de Concordia (2022).