Ensemble dans la franchise et des liens ininterrompus
Par BeNjamyn Upshaw-Ruffner
Cet essai explorera les thèmes de l’intersubjectivité, de l’humanité, de la communauté et de la résistance dans le travail de Bashir Al Mahayni, d’Isabelle Anguita, d’Amara Barner et de Juan Pablo Hernández Gutiérrez. Dans le cadre de cette courte analyse, je souhaite favoriser une lecture compréhensive de leurs œuvres pour le public.
Dans la Boîte noire se trouve l’installation vidéo de Bashir Al Mahayni intitulée Kaobab. Utilisant l’argile comme métaphore visuelle d’une expérience corporelle, cette œuvre de danse contemporaine examine l’espace matériel habité par les humains. L’argile est à la base de la nature improvisée de l’œuvre; elle prend plusieurs formes et se tord à l’image du corps des danseurs.euses. La polyvalence du matériau fait écho à la fluidité du terme Kaobab. En arabe, ce mot revêt plusieurs sens : une planète, une masse, une montagne, l’adversité, un groupe de personnes, un enfant ou encore faire partie d’un cycle. Mais, plus important encore, la définition courante de ce mot est l’argile.1
Comment ces définitions peuvent-elles influencer notre compréhension de l’œuvre? Al Mahayni, lui-même danseur, a invité des étudiant.e.s du Département de danse de l’Université Concordia à établir un lien intuitif avec des blocs d’argile. Le public peut observer les interprètes se rassembler afin de créer un espace qui encourage la connexion et la réciprocité. Le modelage et le remodelage de la matière nous permettent d’imaginer une montagne. Les corps interagissent avec l’argile en changeant sa forme, à l’instar des plaques tectoniques qui façonnent les montagnes sur des millions d’années; l’improvisation sculpturale d’un paysage montagneux et argileux pourvoit le langage visuel de l'œuvre . Cela dit, il est également possible d’interpréter ces montagnes argileuses en tant que symbole d’un défi à relever pour une communauté. Ceci n’est qu’un exemple de la souplesse sémiotique de ce travail, par laquelle le public assiste à une expression visuelle qui est polyvalente, tant physique que linguistique. Par conséquent, les spectateurs.trices peuvent former leurs propres interprétations proverbiales, tout comme les danseurs.euses façonnent et remodèlent l’argile.
Les notions entourant la mobilisation psychologique et physiologique des matériaux organiques sont également présentes dans l’installation d’Isabelle Anguita, Trace de forêt. Celle-ci évoque les sentiments de nostalgie et de gratitude envers les forêts qui nous entourent ; elles sont à la fois importantes et fragiles, et qui malheureusement ne sont pas pas toujours accessibles. Anguita pose donc la question suivante : Est-il possible d’identifier les sentiments associés à la nature et de les reproduire? L’isolement physique par rapport aux autres et aux espaces verts est un phénomène pertinent sur lequel cette œuvre appelle à réfléchir.
Isabelle Anguita, TRACE DE FORÊT
Suspendues à l’entrée de la galerie, la magnificence des colonnes de sept pieds de haut créées par l’artiste représentent, sur le plan matériel et spatial, une série d’arbres, qui groupés ensemble donnent l’impression d'une promenade en forêt. La texture gélatineuse du silicone leur donne un aspect organique. Les plaques en silicone granuleuses appliquées sur le tissu maillé imitent la texture de l’écorce et la surface texturée reflète les rayons de soleil de manière irrégulière, rappelant l’effet de lumière dans une canopée d’arbres. Le souci du détail donne à ces colonnes un aspect végétatif et invite le public à s’immerger dans cet environnement forestier. Isabelle Anguita et Bashir Al Mahayni ont généré des espaces rassembleurs qui incitent le public à réfléchir à la façon dont les mouvements se traduisent dans ces environnements et aux sens qu’ils véhiculent. Ces œuvres soulignent l’importance de l’espace qui contient nos expériences physiques, car les sensations corporelles humaines ne se vivent pas en isolation.
Le poème to whom it may concern (à celleux qui sont concerné.e.s) accompagnant l’installation the interconnected network of everything and anything (le réseau interconnecté de tout et de rien d’Amara Barner, invitent le public à prendre en compte de l’étendue, la beauté et la force des liens que nous tissons et maintenons avec les autres. L’œuvre de Barner nous rappelle que nos ami.e.s, notre famille, nos collègues de travail, nos mentor.e.s et les communautés intersectionnelles qui nous entourent forment une mosaïque complexe. Dans cet installation textile située dans les vitrines du corridor York, l’artiste utilise le macramé comme allégorie visuelle et psychique des chemins que nous empruntons et qui s’entremêlent aux autres; révélant le tendre chaos des liens que nous établissons tout au long de notre vie. Cette allégorie fut inspirée par la théorie du rhizome, une interprétation des réseaux de racines souterraines en expansion horizontale étudiés en botanique.2
D’un point de vue conceptuel, le rhizome fait référence à une approche holistique de notre compréhension sociétaire. Le poème de Barner invite le.la lecteur.trice à se distancier de l’individualisme et à se rapprocher d’une pensée communautaire dans le cadre d’une structure sociale plus vaste où l’on se priorise de la même manière que l’on prioriserait les autres. Appliquer la philosophie du rhizome à nos relations personnelles nous permet de contempler une interconnexion continue, qui contrecarre les impératifs hiérarchiques. À l’aide de nœuds en macramé, l’artiste a créé une œuvre à la fois souple et solide. Le matériel se raccorde de manière solidaire, stable et connectée permettant au public d’y projeter ses propres relations sur cette toile de liens entrelacés.
Juan Pablo Hernández Gutiérrez, BOLA E' TRAPO
Nous faisons tous partie de plusieurs communautés, mais en raison d’un historique d’oppressions systémiques au sein de notre société, plusieurs de personnes issues de groupes minoritaires sont victimes d’inégalité, d’obscurantisme et d’un manque de représentation. L’œuvre bola e' trapo (ballons de soccer en chiffon) de Juan Pablo Hernández Gutiérrez explore la problématique de l’inaccessibilité dans les arts en s’inspirant du phénomène de la contrefaçon dans le monde du soccer. Il fait état de la résilience et de l’ingéniosité de la communauté latinx et s'appuie sur sa propre expérience en tant qu’ immigrant d’origine colombienne afin de présenter les symboles culturels du soccer qui ont été imités et détournés pour les rendre plus accessibles.
Utilisant Avec le soccer comme point de départ, Hernández Gutierrez puise dans le langage culturel de ce sport pour illustrer l’expérience doublement précaire des immigrant.e.s dans un nouveau contexte social. Les ballons de soccer au sein de son installation sont fabriqués avec des matériaux qui étaient peu coûteux et à sa disposition. De ce fait, il imite les techniques couramment utilisées par les communautés marginalisées qui fabriquent leurs propres ballons pour jouer. Dans les vitrines du corridor York se trouvent 100 ballons de soccer en chiffon de 15 à 23 centimètres de diamètre créés à partir de fils, de textiles, des sacs de plastique et d’autres matériaux.
En plaçant l’esthétique du sport dans un contexte radicalement distinct et en utilisant des items recyclés et à portée de main, le soccer permet d’examiner les questions d’accessibilité et ce en raison de sla grande popularité. Mais au-delà de l’omniprésence du soccer, les matières choisies par Hernández Gutiérrez orientent notre attention sur la rapidité dans laquelle l’on consomme et dispose les produits, les marques et surtout leurs matériaux.
Pour l’artiste, ces matières jetables sont
« (…) une représentation de la vitesse de l’importation de biens au Canada et une preuve durable et jetable d’un produit éphémère et consommé rapidement, à l’image de l’expérience et du stress vécus par les personnes immigrantes dans un nouveau pays. Lorsque [les nouveaux.elles immigrant.e.s] ont rempli leur mission [socio-économique sur le marché], [en vendant leur labeur à la classe capitaliste], ils deviennent un objet provisoire, éloigné de son but originel et abandonné comme déchet dans ce nouvel endroit. »3
En réinventant l’utilité des matériaux issus de ces cycles de consommation, Hernández Gutiérrez communique la nature transitoire des biens de consommation de marque.
Les idées de communauté, d’humanité, d’intersubjectivité et de résistance sont examinées par chaque artiste pour favoriser la réflexion sur les relations que nous tissons avec les humains et les espèces non humaines. Lorsque nous relevons le défi d’exprimer nos idées de manière artistique, nous n’agissons pas seul.e.s, car vu notre vulnérabilité innée dans ce monde nous dépendons de celleux qui prennent soin de nous. En outre, cette vulnérabilité et cette ouverture à l’autre demeurent importantes pendant notre croissance et notre évolution. Notre monde est peut-être secoué par de nombreux conflits, mais cette ouverture peut transformer la détresse en espoir. Contre toute attente, ces artistes puisent leur force dans leurs liens avec les autres. Nous pouvons toujours choisir de créer. Ce faisant, nous contribuons à la construction d’un espace partagé et intersubjectif.
1 Almany, “Www.almaany.com,” clay - Translation and Meaning in Almaany English Arabic Dictionary, accessed November 18, 2022, https://www.almaany.com/en/dict/ar-en/clay/.
2 Gilles Deleuze and Félix Guattari (A Thousand Plateaus: Capitalism and Schizophrenia. London: Continuum. 2008).
3 Juan Pablo Hernández Gutiérrez, email message to author and in conversation with author, September-October 2022.
About the author
BeNjamyn Upshaw-Ruffner is currently an honours philosophy student with a minor in professional writing at Concordia University in Montreal, Canada. Some of their passions include media literacy, critical theory, and phenomenology.
Upshaw-Ruffner has also been a creative writer for years, gradually honing their artistic craft. They occupied the role of Editor-in-Chief of The Insider at Vanier College and are always looking for new and exciting avenues to share their work. Their poetry and short stories explore themes of ambiguity, identity, and introspection. Their writing has been published in Vanier College's The Insider, Concordia University's The Link, Scribbles Magazine, and Plumose, an online platform for BIPOC stories. As a queer artist of colour, Upshaw-Ruffner champions diversity and inclusion. They are often outspoken about the importance of representation, both within and behind our media landscape.