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Les rites du repos et de la tourmente

by María Andreína Escalona De Abreu

je suis anxiété
je suis explosion je suis épiphanie1

Les paroles de Julie Glicenstajn me rappellent qu’il est essentiel de passer au travers de périodes d’effervescence afin d’être un.e artiste bien reposé.e. 

Qu’est-ce que l’art, si ce n’est pas une réinvention, une transformation, une remise en question et une perturbation des structures en place? Et qu’est-ce qu’un.e artiste, si ce n’est pas une personne avec le besoin émotionnel, psychologique et physique du repos? 

Le repos peut, et doit, prendre plusieurs formes; il peut se manifester lorsque l’on prend soin les uns des autres, individuellement et collectivement, mais dans le labeur de l’artiste, il est souvent négligé. Il est parfois difficile de l’ajouter à une routine quotidienne parce que nous sommes toujours en train de créer et de réfléchir ou parce qu’il ne se conforme pas aux impératifs associés aux systèmes oppressifs dans lesquels nous vivons. 

Les œuvres d’Avery Suzuki, de Dexter Barker-Glenn, de Belén Catalán et de Julie Glicenstajn, m’amènent à réfléchir à la santé mentale et à la stigmatisation qui l’entoure, aux actes de soins communautaires et individuels, ainsi qu’aux rituels de bien-être. Dormir, marcher, communiquer, prendre des médicaments : ces actions peuvent sembler banales, mais les œuvres présentées dans le cadre de cette exposition collective nous prouvent le contraire.  

Avery Suzuki, Kofun Bed

Dans les vitrines du corridor York, l’installation d’Avery Suzuki comprend deux sculptures : Kofun Bed et Milk. La mise en scène invite le public à réfléchir à la vie domestique et aux possibilités que recèlent les objets du quotidien, à imaginer nos rituels au-delà de la routine et à démanteler les fonctions associées aux objets qui nous entourent.

Kofun Bed est installée horizontalement sur quatre pieds en bois fixés à un cadre du même matériau, sur lequel repose un matelas en mousse jaune sculpté avec un motif ondulé. Bien qu’elle ne soit pas fonctionnelle, l’œuvre est reconnaissable en tant que lit : il en résulte un hybride du rituel du sommeil et du rituel ancestral associé aux sépultures de style kofun. Cette sculpture est une représentation à échelle réduite d’un Kofun, un énorme monument funéraire en forme de serrure construit pour les membres de la noblesse durant la période Kofun au Japon (v. 300-710).2

Avery Suzuki, Milk

Installée à côté de Kofun Bed et faite de papier, bambou et caoutchouc, la sculpture Milk fait référence à une lanterne traditionnelle Chochin. Cet élément de base du mobilier domestique japonais gagne une personnalité et une matérialité inhabituelle par le biais de l’intervention de l’artiste. La charpente en bambou et le papier de style washi sont recouverts et protégés par du caoutchouc laiteux. Les deux sculptures présentées dans la vitrine sont inspirées par les tsukumogami, des objets du quotidien qui, selon le folklore japonais, prennent vie lorsqu’ils sont habités par des kami (esprits). Le travail d’Avery Suzuki cherche à transformer ces objets banals et familiers pour leur donner une forme sacrée et transcendantale; ou un processus que l’artiste a surnommé « IKEA spirituel ». 

Barker Glenn, Stop Request

En réfléchissant à des représentations physiques du pouvoir de la classe dirigeante, Suzuki et Barker-Glenn créent des œuvres qui évoquent des traditions ou des pratiques du passé tout en les comparant aux réalités,  matériaux et  rituels contemporains. Stop Request fait référence à l’époque victorienne en Europe et en Amérique du Nord, où les sonnettes d’appel étaient utilisées dans presque tous les ménages de la classe bourgeoise  pour appeler des domestiques, agissant comme une extension de leur pouvoir et statut social. Ces deux références invitent le public à réfléchir aux hiérarchies sociales dont nous avons héritées et à leurs manifestations dans le monde matériel.

Relié à un réseau de fils de fer recouverts de caoutchouc, un ensemble de cloches, de morceaux de bois, de membres du corps humain moulés en aluminium comme des doigts, des orteils et un nez, ainsi que des articles reconnaissables comme des tranches d’orange et un inhalateur pour l’asthme, Stop Request forme un système interdépendant. Moulés à partir du corps de l’artiste et des objets trouvés dans ses poches, les différents éléments invoquent une expérience sensorielle collective. S’étalant dans l’espace principal de la galerie, l’installation favorise la rencontre du passé, du présent et de l’avenir. À l’aide de la sonnette d’appel victorienne combinée à l’une de ses formes modernes, la sonnette en câble d’autobus, l’œuvre attire l’attention sur un mécanisme multidimensionnel qui permet aux humains d’exprimer leurs demandes, d’exercer leur pouvoir, ou l’absence de celui-ci.

Barker Glenn, Stop Request

Les visiteur.se.s sont invité.e.s à activer l’œuvre en tirant les cordes qui déclenchent  le son des cloches. En réfléchissant à l’intention de l’artiste de critiquer ou de repenser les outils de pouvoir et de communication, je me pose la question suivante : qu’en est-il de l’accessibilité et des privilèges? Pour Barker-Glenn, la subjectivité est essentielle, car elle invite à mener une examinations  plus approfondie sur le maintien des inégalités sociales actuelles et à élaborer des solutions afin de renverser le système capitaliste et de classes. 

Les deux artistes mentionnés plus haut offrent tous deux des nouvelles versions d’articles domestiques et communaux qui transcendent leur rôle initial pour devenir des portails vers une nouvelle réalité. Dans celle-ci, les objets contiennent des esprits ou des rituels spirituels, comme observé dans les œuvres de  Suzuki; ou dans l’installation de Barker-Glenn, il s’agit d’une réalité où exiger quelque chose en tirant un cordon est un appel à la réflexion et au changement social.

Belén Catalán, Te Odiamos Patriarcado

La série de photographies de Belén Catalán dans les vitrines York et celles de la rue Sainte-Catherine est également un appel à la critique et à la remise en question des systèmes dans lesquels nous vivons. Te Odiamos Patriarcado découle d’un acte collectif de sollicitude, d’un rituel de la colère: une manifestation contre le patriarcat.

Dans l’œuvre de Belén Catalán, Te Odiamos Patriarcado (Patriarcat, nous te détestons), l’acte de marcher est illustré comme une stratégie de dénonciation qui peut mener à des changements sociétaires. L’artivisme et la photographie documentaire de l’artiste visent à promouvoir la mobilisation féministe et queer au Costa Rica. Cette série photographique présente les participant.e.s d’une marche pour la Journée de la femme dans la province de San José, en 2022, afin de sensibiliser la population à la violence et aux injustices que les femmes et les membres de la communauté LGBTQ+ subissent chaque jour. Affichées dans  les vitrines York et Sainte-Catherine, les six photographies confrontent le public avec des portraits de fiers.ères ticas et ticxs3 défendant leurs droits.   

Après avoir quitté son pays natal il y a de cela cinq ans, Catalán y est retournée en mars de cette année et a participé à la marche où elle a documenté la force cultivée dans la création d’un meilleur futur collectif. Cette démonstration faisait suite à l’appel de conscience de 2020 contre la montée des actes de violence genrée. En effet, comme dans plusieurs autres pays en Amérique latine, il y a une « recrudescence de la violence envers les femmes, comme en témoignent les meurtres violents et l’augmentation des signalements de violence domestique et de crimes sexuels ».4 Les enseignes  et les visages maquillés (comme on le voit dans la photo No Mas) dénoncent le président récemment élu Rodrigo Chaves, qui a été accusé de harcèlement sexuel en 20195, ainsi que d’autres obstacles socio-économiques auxquels les femmes dans toute leur diversité sont confontés tels que le travail, la santé et la sécurité personnelle.6

Affichant des plaidoyers émancipatoires, les photos de Belén Catalán et l’installation de Julie Glicenstajn sont interconnectées par leurs circonstances et leurs racines dans la culture latinx. Les deux artistes préconisent l’élimination des pratiques ignorantes et des croyances dangereuses, comme le mépris des droits des femmes, des personnes queer et de l’importance de la santé mentale. Te Odiamos Patriarcado présente la lutte contre les lois qui, en opprimant la masse, se versent dans la sphère personnelle. Tandis que dans l’installation RUÍNAS de Glicenstajn, l’approche découle d’expériences individuelles qui  à des préoccupations plus vastes entourant l’accès public au soutien en santé mentale et aux traitements connexes.

Julie Glicenstajn, RUÍNAS

Remplir une ordonnance ou prendre un médicament chaque jour peut être considéré comme une routine de bien-être. Cependant, pour Glicenstajn, son antidépresseur est à la fois une prison et un soutien; elle abandonnerait volontiers cette dépendance, mais poser ce geste aurait de graves conséquences pour sa survie. RUÍNAS (ruines en portugais) est une structure composée de plaquettes d’antidépresseurs vides et de briques d’argile; ces dernières sont utilisées au Brésil comme principal matériau pour la construction de logements. Pour un bref instant, la structure sera installée verticalement et ancrée solidement dans l’espace principal de la galerie avant d’être détruite par Julie Glicenstajn. Cette performance/installation éphémère et, accompagnée d’un poème, présente une fragilité architecturale intérieure explorant le deuil et les notions impossibles d’essentialisme normatif dans la culture du  bien-être.

Julie Glicenstajn, RUÍNAS
Belén Catalán, Te Odiamos Patriarcado
Avery Suzuki, Kofun Bed
Barker Glenn, Stop Request

Partageant l’espace avec huit autres œuvres, ces quatre installations sont abordées dans cet essai parce qu’elles touchent toutes à des stratégies de survie – dormir, marcher, communiquer, prendre ses médicaments – qui sont présentées comme des actes de bravoure, des méthodes de guérison critiques ou des outils qui remettent en question les hiérarchies sociales. Ce sont des initiatives qui sont loin d’être futiles.

L’approche ludique envers le sommeil, la mort et le quotidien dans Kofun Bed et Milk d’Avery Suzuki, la reformulation des dynamiques sociales et de pouvoir dans Stop Request de Dexter Barker-Glenn, le portrait des réalités sociales qui influencent la vie personnelle des gens dans Te Odiamos Patriarcado et la présence explosive, mais silencieuse de RUÍNAS de Julie Glicenstajn : ces artistes présentent quatre créations différentes sur le bien-être, ses synonymes et ses antonymes, qui nous encouragent à réfléchir aux répercussions de nos actions sur la société. Bien qu’ils semblent opposés, le repos et l’agitation dansent dans un cycle infini; ils sont complémentaires et doivent être considérés simultanément. En tant qu’artistes, nous avons besoin d’émerveillement et de moments tumultueux afin de créer et parvenir à montrer les fruits de notre travail. En tant qu’humains, nous dépendons d’une certaine routine, et de stratégies de santé mentale pour survivre et nous épanouir. Être un.e artiste, c’est danser sur la mince ligne qui sépare le repos et la tourmente.

  1. Julie Glicenstajn, RUÍNAS, énoncé artistique, soumission pour l’exposition annuelle des étudiantes et étudiants du premier cycle 2023 (2022).
  2.  « Période Kofun (v. 300–710). » metmuseum.org. Consulté le 19 octobre 2022. https://www.metmuseum.org/toah/hd/kofu/hd_kofu.htm.  
  3. Termes familiers désignant des femmes du Costa Rica et des Costaricains non binaires.
  4. Daniela Muñoz Solano. “2020: El Movimiento Feminista Floreció En Todo El País,” Semanario Universidad, 9 décembre 2020. https://semanariouniversidad.com/pais/2020-el-movimiento-feminista-florecio-en-todo-el-pais/. Toutes les traductions sont celles de l’auteure, sauf indication contraire.
  5. Sally Palomino. “Grupos De Mujeres Rechazan En Costa Rica Al Candidato Rodrigo Chaves, Señalado Por Acoso Sexual,” El País, 1er mars 2022. https://elpais.com/internacional/2022-02-24/grupos-de-mujeres-rechazan-en-costa-rica-al-candidato-rodrigo-chaves-senalado-por-acoso-sexual.html.
  6. Andrea Mora, “Organizaciones Feministas Convocan a Marcha Contra La Violencia a La Mujer El Próximo 8 De Marzo,” Delfinocr, March 1, 2022, https://delfino.cr/2022/03/organizaciones-feministas-convocan-a-marcha-contra-la-violencia-a-la-mujer-el-proximo-8-de-marzo

About the author

María Andreína Escalona De Abreu est une artiste visuelle vénézuélienne, écrivaine, commissaire indépendante basée à Tiohtiá:ke/Montréal et un membre actif du collectif féministe Soy Nosotras. Elle a obtenu un baccalauréat en Fibres et pratiques matérielles à l'Université Concordia en 2022 et elle développe sa pratique commissariale depuis septembre en tant que commissaire en résidence à la galerie FOFA. Sa pratique artistique vise à enchevêtrer l’image, la linguistique, le textile et l'imprimé afin de connecter et d’émouvoir les membres de sa communauté, tout en offrant de nouvelles perspectives à un public plus élargi. Le travail d'Escalona est une lettre d'amour à ses racines vénézuéliennes et à son présent canadien.

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