27 000 souvenirs queer de partout dans le monde
Quelles sont les conséquences positives et négatives de la soudaine popularité d’un site Web quand c’est vous qui l’avez créé?
C’est une question à laquelle a répondu sans le vouloir Lucas LaRochelle, qui étudie au Département de design et d’arts numériques de l’Université Concordia, grâce à Queering the Map, un répertoire virtuel public qu’ol a créé et qui connaît un grand succès.
Le projet a pris forme dans le cadre d’une résidence d’artiste à la salle de lecture de la Faculté des beaux-arts. En bref, l’initiative consiste à inviter des personnes allosexuelles utilisatrices d’Internet à enrichir une carte interactive en y associant leurs souvenirs et en reliant ceux-ci à un point géographique réel.
Un monde animé d’un passé et d’un présent non binaires
Un jour, alors qu’ol revenait de l’université en vélo par son chemin habituel, ol est passé près d’un arbre, dans le parc Jeanne-Mance. Or, cet arbre marque l’endroit où Lucas LaRochelle a amorcé sa première relation à long terme et entamé son processus d’affirmation quant à son identité sexuelle non binaire.
« Cet endroit est empreint d’un affect queer qui est ravivé chaque fois que j’y retourne », explique-t-ol. Cela a pour effet de m’ancrer matériellement dans ma relation à la non-binarité et aux personnes qui composent la communauté allosexuelle dont je fais partie. »
Cette expérience a donné lieu à la collecte d’une série de souvenirs, chacun arrimé à un point sur la carte géographique de Montréal.
« J’ai commencé à m’imaginer ce à quoi pourrait ressembler un parcours à travers un monde animé d’un passé et d’un présent non binaires, et en quoi cela pourrait contribuer à éclairer l’avenir. Toutes ces histoires finissent par s’inscrire dans une expérience collective, une entité collective qu’incarne cette plateforme. »
Comme une boucle de rétroaction
Quand les internautes cliquent sur un point de la carte, ols peuvent lire une histoire intime qui relie une personne à un endroit particulier et, du même coup, à un souvenir.
Lucas Larochelle compare sa démarche à une boucle de rétroaction : « Le concept prend racine dans l’environnement physique où les gens vivent les expériences qu’ols partagent sur la plateforme Queering the Map. En retour, la carte fixe dans l’espace certaines relations. »
Bars, ruelles, écoles, parcs de stationnement… Ces espaces et endroits sont très diversifiés. Les expériences personnelles qui s’y rattachent sont toutes aussi variées : regrets amers, cœurs brisés, souvenirs heureux – et beaucoup de récits nostalgiques.
Nombre de ces histoires, même les plus heureuses, balancent entre honte, visibilité et invisibilité, explique Lucas LaRochelle. En effet, beaucoup de ces endroits sont souvent à l’abri des regards du public.
Contrairement aux plateformes de médias sociaux, le dépôt d’archives n’est pas assujetti à un algorithme destiné à générer une expérience-utilisation particulière ni à l’obligation, pour les internautes, de s’identifier.
« Le succès de ce projet tient en très grande partie à sa nature anonyme. Les gens peuvent relater leur expérience hors du cadre individualiste propre aux plateformes de médias sociaux. »
Ciblé par la droite alternative
Queering the Map est devenu viral en février 2018, après quelques mois d’activité. En trois jours, la carte est rapidement passée de 600 à 6 500 points géographiques – de nouvelles contributions, de divers pays, en plusieurs langues. The Outline, la CBC, Broadly – du magazine Vice – et CityLab ont tous publié un reportage sur le projet.
Du coup, l’anonymat de Lucas LaRochelle à titre de créateur de Queering the Map s’est envolé. Gagnant soudainement en popularité, la plateforme est devenue la cible de pirates de la droite alternative.
« À l’époque, je venais tout juste d’apprendre à programmer. La plateforme avait été conçue d’une manière assez rudimentaire et n’était pourvue d’aucun dispositif de modération », se rappelle-t-ol. J’avais adopté un point de vue assez techno-utopique… Je pensais que ce projet resterait petit, et que rien de fâcheux n’arriverait. »
Or, on croit qu’un robot ultraconservateur qui ratisse l’Internet à la recherche de sites Web vulnérables a inséré un code JavaScript malicieux dans Queering the Map. Des fenêtres contextuelles véhiculant de la propagande pro-Trump se sont mises à proliférer rapidement sur la carte chaque fois qu’une personne cliquait sur un point de repère.
Lucas LaRochelle a rapidement mis le site hors ligne et a demandé de l’aide.
Un acte du cœur
Queering the Map est réapparu sur le Web en avril et depuis, le site est demeuré sécuritaire – grâce au dévouement de membres de la communauté allosexuelle qui s’y connaissent en programmation et ont offert leur temps et leurs ressources pour redonner vie au projet.
« La résurrection de Queering the Map découle d’un désir partagé de faire exister la chose; ce fut une expérience fantastique et enrichissante », affirme Lucas LaRochelle.
Bien que les textes soumis fassent désormais l’objet d’une surveillance, les critères de modération demeurent très souples.
« Ça se résume essentiellement ainsi : pas de discours haineux; pas de message non sollicité; pas de publicité; pas de nom au complet, ni d’adresse ou de numéro de téléphone. Ce projet repose avant tout chose sur l’anonymat. »
Aujourd’hui, plus de 27 000 points sont répertoriés sur tous les continents (sauf l’Antarctique), et ce, dans plus de 25 langues différentes.
« C’est incroyable. L’éventail des expériences relatées sur Queering the Map ne cesse de m’ébahir », ajoute Lucas LaRochelle.
Ça dépasse de très loin tout ce qu’ol avait anticipé.
« C’est un acte du cœur, et aussi une tâche énorme. Mais, j’ai appris bien plus que je ne l’aurais cru – cette expérience a corroboré à mes yeux la valeur d’une pratique artistique accessible et fondée sur la communauté. C’est formidable de pouvoir parcourir cet univers numérique et témoigner de l’histoire de tant d’autres personnes. »
Visitez la page du projet Queering the Map dès aujourd’hui.
Apprenez-en plus sur le Département de design et d’arts numériques de l’Université Concordia.