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Dans un nouvel ouvrage, un professeur d’études cinématographiques de l’Université Concordia traite de la plateformisation de la culture

L’influence des entreprises médiatiques japonaises sur les grandes multinationales technologiques comme Apple ou Google : entretien avec Marc Steinberg
8 juillet 2019
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Par Andy Murdoch


Depuis le début, Marc Steinberg articule sa recherche savante autour des théories japonaises sur le management, l’industrie et la culture ainsi que les modes d’interaction du capitalisme avec les études cinématographiques et médiatiques.

Professeur agrégé d’études cinématographiques à l’École de cinéma Mel-Hoppenheim, il est l’auteur d’un nouvel ouvrage, The Platform Economy: How Japan Transformed the Commercial Internet (« économie à la demande : comment le Japon a transformé l’Internet marchand »), paru cette année aux Presses de l’Université du Minnesota. Le Pr Steinberg examine les importantes répercussions qu’ont eues les pratiques commerciales japonaises du début du troisième millénaire sur les mégasociétés technologiques d’aujourd’hui, notamment Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google. Il analyse aussi comment ces théories continuent d’influencer et de médier la culture dans le monde entier.

« Ces entreprises modifient la situation mondiale en ce qui a trait au contenu vidéo que les consommateurs voient ou regardent, et ce, qu’il s’agisse de cinéma, de télévision ou d’Internet », affirme-t-il.

Le Pr Steinberg nous a récemment accordé un entretien à bâtons rompus sur son nouvel ouvrage. Il nous a notamment expliqué comment la plateformisation du capitalisme transforme les cultures et les économies aux quatre coins du monde.

Qu’entendez-vous par « plateforme » et « plateformisation »?

Marc Steinberg : Trois grandes définitions s’appliquent au terme « plateforme ». La première relève du domaine de l’équipement informatique et décrit un système d’exploitation logicielle reposant sur du matériel. C’est le cas des téléphones intelligents.

La deuxième correspond en quelque sorte aux sites de médias sociaux comme Facebook et Twitter – que nous désignons maintenant par l’expression « plateforme ». C’est ce qui m’a servi de point de départ. Il y a là une filiation fondamentale du terme : une plateforme de contenu, c’est une base sur laquelle on peut s’appuyer.

La troisième s’inscrit dans l’optique des théories économiques et traduit l’idée d’une plateforme médiatique ou transactionnelle. Les chroniqueurs économiques se préoccupent du fait que de telles plateformes servent d’intermédiaires dans des opérations avec des tiers. Exemple célèbre : Amazon possède son propre marché où les consommateurs se procurent des livres d’occasion. Le géant du commerce électronique fait office de médiateur aux fins de ces transactions commerciales.

Nous avons d’abord cru qu’Internet mettrait fin à la nécessité de recourir aux services de médiateurs. Mais il n’en reste pas moins que nous ignorons tout du fournisseur avec qui nous réalisons une opération commerciale en ligne. C’est donc rassurant de pouvoir compter sur un médiateur de confiance comme Amazon, une entreprise connue, plutôt que d’avoir à se fier à un libraire anonyme dont nous ne savons rien – même pas s’il livrera le produit que nous avons commandé.

En 2007, neuf messages publicitaires expliquent le fonctionnement de l’appareil iPhone 1.

Faut-il s’inquiéter du phénomène de la plateformisation?

M. S. : On peut y voir un motif d’inquiétude dans la mesure où les mégasociétés comme Amazon et Google médient toujours davantage la culture. Non seulement leurs plateformes imposantes ont une incidence culturelle, mais elles engendrent d’énormes répercussions sur le plan économique.

Dans mon livre, je soutiens notamment que la hausse constante des achats en ligne explique l’importance prépondérante que prennent les téléphones intelligents. Lorsque nous effectuons ces opérations au moyen d’un appareil mobile, nous permettons au propriétaire de la plateforme – Apple ou Google, par exemple – de médier nos échanges commerciaux. Le médiateur recueille alors des données sur nos habitudes de consommation. En outre, il prélève un pourcentage sur la plupart des opérations.

Ma recherche porte plus particulièrement sur le Japon. À partir des années 2010, j’ai constaté que de grands conglomérats américains y occupaient une place croissante dans la médiation de la production culturelle. Soudain, Netflix s’est substitué à l’industrie cinématographique et aux chaînes de télévision traditionnelles comme fournisseur d’accès au contenu.

Que signifie pour les Japonais le fait que leur contenu culturel soit médié par de grandes sociétés américaines? Les valeurs américaines interviennent-elles dans le choix du contenu que celles-ci diffusent au Japon?

En 1999, une aguiche souligne le lancement de l’i-mode au Japon.

Quelle influence a exercée le Japon sur l’évolution des plateformes?

M. S. : Les entreprises de téléphonie mobile du Japon ont lancé de nombreuses idées dont s’inspirent aujourd’hui leurs concurrentes américaines.

Dans mon livre, je relate l’essor qu’a connu un téléphone cellulaire japonais doté d’une connexion Internet : l’i-mode. J’y vois un signe précurseur de la croissance de l’économie à la demande. Une entreprise de télécommunications nipponne – Docomo – a commencé à offrir des services mobiles, puis à agir comme intermédiaire dans le commerce de biens culturels, notamment les jeux vidéo. Les consommateurs qui s’abonnaient à un jeu versaient toutefois leurs mensualités au propriétaire de la plateforme i-mode. Ce dernier prélevait un pourcentage sur chaque versement, puis virait la somme restante aux créateurs de contenu. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnent de nos jours les Google et Apple de ce monde.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, l’i-mode se trouvait au cœur de la vie numérique et culturelle japonaise. Pliable, l’appareil était doté d’un écran plus petit que la moyenne. Vers le milieu ou la fin de la première décennie du troisième millénaire, les Japonais l’utilisaient pour regarder la télé. Moyennant finances, ils s’en servaient aussi pour télécharger des chansons ou se procurer une sonnerie téléphonique – un produit phare à l’époque.

2019 marque le 20e anniversaire du lancement de l’i-mode. Nous avons là une belle occasion de réfléchir à cette invention et à son émergence en tant que modèle des téléphones iPhone et Android qui, désormais, dominent le marché international.

Comment envisagez-vous l’avenir de l’économie à la demande?

M. S. : Dans mon livre, vers la fin, j’analyse une application de clavardage : LINE. Au Japon, il s’agit de la plateforme de médias sociaux la plus populaire. À preuve, la plupart des productions culturelles japonaises sont pensées en fonction de leur utilisation via LINE. L’application fait notamment office de médiateur de l’information. Par ailleurs, comme elle offre un genre de fonction vidéo en ligne ou en direct, de nombreuses personnes l’utilisent à des fins de vidéodiffusion en continu. Au pays du Soleil levant, l’importance culturelle de LINE se compare à l’influence qu’exerce Facebook en Amérique du Nord.

Même si LINE fonctionne sur Android et iOS, elle dispose d’une existence propre. Selon moi, des applications de ce type pourraient bien remplacer un jour tout un lot de logiciels applicatifs Android. En effet, LINE permet d’effectuer des appels téléphoniques, de trouver un taxi, d’obtenir un itinéraire… Bref, de nombreuses tâches associées aux fonctions élémentaires de tout téléphone cellulaire sont prises en charge par cette appli et, surtout, exécutées par son seul truchement.

Des spécialistes du domaine, dont Anne Helmond et David Nieborg, qualifient la chose de « superapplication ». Les superapplications gagnent en popularité, tout particulièrement en Asie orientale. Par exemple, KakaoTalk en Corée, WeChat en Chine et LINE au Japon illustrent bien la fin de l’hégémonie dans ces pays des réseaux sociaux américains comme Facebook et Twitter.

Quel accueil votre ouvrage a-t-il reçu au Japon?

M. S. : Nul doute, il a suscité de l’intérêt là-bas. Cet été, je me rendrai au Japon pour m’adresser à des groupes de chercheurs en études des médias ainsi qu’en management et en gestion.

Mon livre vise entre autres à proposer une orientation différente de la théorie des plateformes dans le cadre des études des médias. À vrai dire, cette discipline se concentre sur les plateformes matérielles ou les plateformes de médias sociaux; elle ne s’intéresse guère à la théorie des plateformes ou à la théorie transactionnelle, qui relève davantage du domaine de l’économie. Nous, spécialistes des études cinématographiques et médiatiques, avons beaucoup à apprendre de ce volet de la théorie des plateformes.

Les économistes japonais ont d’autres points de vue sur l’histoire des plateformes et les notions qui les sous-tendent. Je leur attache beaucoup d’importance, car le vocabulaire que nous employons pour traiter de ces questions provient principalement d’Amérique du Nord. Dans mon livre, je remets notamment en question la théorie des plateformes. Je m’interroge aussi sur l’histoire des plateformes en Amérique du Nord. Ce faisant, je reconnais un certain mérite aux théoriciens japonais du management qui, en définitive, ont contribué à cette science que l’on désigne maintenant par l’expression « économie à la demande ».

Où convergent les études cinématographiques et l’industrie de la culture?

M. S. : Depuis une dizaine d’années, l’industrie cinématographique retient de plus en plus l’attention. Dans les disciplines des études cinématographiques et médiatiques, les études sectorielles forment un sous-domaine en constante croissance.

Du reste, je privilégie une approche transdisciplinaire. J’interviens notamment dans des domaines qui gagnent en éclectisme, comme les études des plateformes ou la communication. De même, les études des affaires d’un point de vue critique s’inscrivent dans une tendance. De tout temps, les études cinématographiques se sont intéressées de près aux médias et aux technologies. Les approches critiques qu’elles proposent peuvent se révéler fort utiles au moment d’aborder de nouveaux contextes.

Supervisez-vous des étudiants des cycles supérieurs effectuant des recherches dans des domaines connexes?

M. S. : Oui – en fait, j’en supervise plusieurs. Ainsi, Colin Crawford, un étudiant à la maîtrise, vient de terminer un mémoire extraordinaire sur Netflix. Il s’est livré à une analyse rhétorique de toutes les affirmations formulées par Netflix à son propre sujet et de leur évolution au fil du temps. Cette recherche lui a d’ailleurs valu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

J’accompagne aussi une doctorante, Jacqueline Ristola. Elle examine l’influence qu’ont exercée des plateformes mondiales – Netflix, par exemple – sur la transformation de la circulation des animes à l’échelle de la planète. Des plateformes de niche, notamment Crunchyroll, jouent un rôle de premier plan dans la diffusion des animes en Amérique du Nord. Soudain, Netflix ne se limite plus à distribuer des animes : elle en produit. Soulignons au passage que cette société utilise presque uniquement des animes sous forme d’images de synthèse. Traditionnellement, les animes sont des éléments bidimensionnels plutôt lourds. Par conséquent, l’intervention de Netflix modifie les caractéristiques stylistiques d’origine des animes.

Une autre étudiante, Aurélie Petit, observe l’utilisation des icônes d’anime comme outils communicationnels sur les babillards électroniques. Ce ne sont là que trois exemples, mais bon nombre de mes étudiants s’intéressent aux études des plateformes sous un angle ou sous un autre.

Apprenez-en plus sur le programme d’études cinématographiques de l’École de cinéma Mel-Hoppenheim.

Learn more about the Film Studies program at the Mel Hoppenheim School of Cinema.



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