Des chercheuses de Concordia constatent une adaptabilité remarquable chez une population de singes affichant un nombre élevé de handicaps
Primatologues et amoureux des animaux connaissent bien l’importance de l’épouillage chez plusieurs espèces de singes. Ce comportement favorise l’hygiène et la détente en combinant élimination des lentes – ou œufs de poux –, caresses apaisantes et formation de liens sociaux entre l’épouilleur et l’épouillé.
Un épouillage normal exige toutefois une certaine dextérité. Or, que se passe-t-il lorsqu’un singe n’a pas de doigts sur une main? Cela l’empêche-t-il de se comporter comme ses congénères?
La réponse est non. Dans un nouvel article publié dans la revue PLOS One, des chercheuses de l’Université Concordia examinent les techniques d’épouillage des macaques japonais nés avec une malformation congénitale d’un membre. Jenny Paola Espitia-Contreras (B. Sc. 2019) a rédigé l’étude en collaboration avec la directrice de recherche de son programme de Honours de premier cycle, Sarah Turner, professeure adjointe de géographie, urbanisme et environnement à la Faculté des arts et des sciences de l’établissement. Linda Fedigan, de l’Université de Calgary, était également coauteure.
Les chercheuses ont constaté que si les macaques nés avec une malformation s’épouillent moins efficacement, l’aspect social de leur comportement ne s’en trouve pas modifié. Autrement dit, ils peuvent encore s’apaiser et tisser des liens en s’épouillant, et ce, même s’ils n’ont pas de doigts, voire de mains.
À la chasse aux œufs
Sarah Turner étudie la même population de quelque 400 macaques à l’Awajishima Monkey Center, sur l’île d’Awaji, dans le Sud du Japon, depuis 1999. Environ 17 pour cent des singes recensés sont nés avec une malformation d’un membre, allant d’un doigt manquant aux deux mains manquantes. La cause de ces déficiences demeure inconnue, mais celles-ci pourraient être attribuables au patrimoine génétique limité de cette population isolée ou à la présence de pesticides dans sa nourriture et son environnement.
Grâce à des vidéos filmées par la Pre Turner et ses assistants de terrain durant ses recherches doctorales en 2007, Jenny Paola Espitia-Contreras a pu étudier de près les habitudes d’épouillage des macaques. Elle s’est ainsi concentrée sur un groupe de 27 femelles, dont 11 étaient nées avec une malformation d’un membre.
« J’ai entrepris de comparer les techniques d’épouillage des singes infirmes et non handicapés, et j’ai remarqué la façon dont elles différaient », explique la chercheuse Espitia-Contreras, qui poursuit actuellement sa maîtrise en évaluation environnementale à Concordia.
En s’appuyant sur les travaux d’autres scientifiques, elle a cerné quatre étapes séquentielles de l’épouillage : découverte de la lente, saisie de la lente, transport de la lente jusqu’à la bouche et ingestion de la lente. Elle a ensuite décomposé les mouvements observés à chaque étape, remarquant là encore différents gestes chez les populations infirmes et non handicapées.
« Selon le degré de déficience, les mouvements changent ou sont adaptés », affirme Espitia-Contreras. Par exemple, les singes à qui il manque des doigts pincent la lente entre leurs pouces et l’enlèvent avec les deux mains, tandis que les singes non handicapés utilisent généralement les doigts d’une seule main. Les singes infirmes sont aussi plus susceptibles d’utiliser leur bouche pour retirer les lentes.
C’est le toucher qui compte
« Après avoir catégorisé leurs mouvements, je savais combien de lentes ils avaient enlevées et combien de gestes ils avaient effectués pour le faire, explique la chercheuse. Nous avons pu calculer l’efficacité de ces mouvements selon le nombre de lentes retirées dans un certain laps de temps. »
Les chercheuses ont remarqué que si les singes infirmes s’épouillent moins efficacement que leurs pairs non handicapés, ils effectuent le même nombre de mouvements. Les singes infirmes enlèvent ainsi moins de lentes, mais leur participation à l’épouillage demeure utile d’autres façons.
« L’expérience de l’épouillage par les singes infirmes est probablement assez semblable [à celle qu’offrent les singes non handicapés], souligne Sarah Turner. Ils remplissent la fonction sociale de l’épouillage et compensent par leur comportement social leurs déficiences physiques, même s’ils n’enlèvent pas autant d’ectoparasites. Ils sont certes moins efficaces, mais ne sont pas rejetés pour autant. »
La Pre Turner note qu’il n’y a pas de différence statistique entre les macaques infirmes et non handicapés quant au choix d’un partenaire d’épouillage. Les singes sont aussi susceptibles de choisir un partenaire infirme qu’un partenaire non handicapé.
Une adaptation au changement
Selon Sarah Turner, les résultats de l’étude montrent que les singes peuvent adapter leur comportement aux circonstances difficiles – une caractéristique particulièrement importante pour leur survie en cette ère de changements climatiques.
« Les singes en situation de handicap sont essentiellement forcés de découvrir des façons d’adapter leur comportement, conclut la chercheuse. Ils trouvent des moyens de participer à l’épouillage, ce qui montre leur résilience. »
Consultez l’étude citée : Social grooming efficiency and techniques are influenced by manual impairment in free-ranging Japanese macaques (Macaca fuscata).