Au fil des textiles intelligents
En conversation — Joanna BERZOWSKA et Hal MYERS
Depuis son retour à Concordia en 2002, Joanna Berzowska ne cesse de modeler l’avenir. Comme en témoignent ses tenues étonnantes (mais éminemment portables), qui amalgament technologie, art et design.
Travaillant la fibre, privilégiant les matériaux futuristes comme le nitinol, Mme Berzowska donne du mouvement à la coupe et à la couleur de ses créations : ici, un ourlet s’esquive; là, un imprimé se dérobe... Certaines de ses œuvres produisent de l’énergie à partir des déplacements du corps; d’autres répondent à la voix ou au toucher. Elles prophétisent une époque où, parfaitement intégré au quotidien, le vêtement interactif se réglera sur l’humeur ou l’environnement, voire aura une existence propre.
Un exemple? Les robes Skorpion griffées Berzowska, présentées aux Jeux olympiques de Vancouver, bougent d’elles-mêmes, indépendamment de celles qui les revêtent – comme si quelque élégant parasite logeait dans leur étoffe!
Écoutez le balado
La mode au labo
En 2003, quand elle fonde XS Labs (pour Extra Soft Design Research Studio), Joanna Berzowska désire inventer une électronique souple qui intégrerait des composants aux pratiques textiles traditionnelles. Avant d’entrer à Concordia, elle conçoit des prototypes pour des entreprises comme Nike. Elle crée d’ailleurs une chaussure de sport produisant de l’énergie et changeant de couleur lorsque le coureur qui la porte prend de la vitesse.
Puis, par l’intermédiaire d’Hexagram – un partenariat avec l’Université du Québec à Montréal – et de XS Labs, Mme Berzowska collabore avec des collègues et des étudiants du domaine culturel, notamment à la confection de vêtements interactifs destinés aux performeurs.
Les créations de Joanna Berzowska ne garnissent pas – encore! – les vitrines de Holt Renfrew. Cela dit, sa recherche retient suffisamment l’attention pour lui valoir l’appui d’organismes subventionnaires renommés : le Conseil des Arts du Canada, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, la Fondation canadienne pour l’innovation, le ministère du Patrimoine canadien, le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada…
Art et haute techno
Mme Berzowska se déclare elle-même accro des technologies. À 16 ans, elle entame ainsi un baccalauréat en mathématiques pures à McGill. Parallèlement, elle apprend les arts du design à Concordia. Après des études supérieures au Massachusetts Institute of Technology, elle cofonde à Boston l’International Fashion Machines et offre des services-conseils à des sociétés comme Herman Miller et DARPA.
Mme Berzowska enseigne en Europe, en Inde, au Japon et en Australie. Ses œuvres sont fréquemment exposées, notamment au musée national du design Cooper-Hewitt (un établissement du Smithsonian) à New York et au musée Victoria et Albert à Londres. Auteure d’articles pour diverses revues d’art ou de technologie, Mme Berzowska donne des conférences dans le monde entier. Ses sujets d’intérêt? Politique, esthétisme, culture, société… – dans le droit fil de l’industrie du textile électronique!
En conversation — Au-delà des manchettes
Lors d’un échange animé à Concordia, Joanna Berzowska et Hal Myers discutent commerce de l’art, recherche et éthique. Pour mémoire, l’entreprise montréalaise de M. Myers, Thought Technology, fabrique des appareils de rétroaction biologique ou neurologique, qu’utilisent cliniciens, psychologues et sportifs de haut niveau (athlètes des Canucks de Vancouver, de l’AC Milan, de Patinage Canada…) dans le monde entier.
Concevant tous deux des ordinateurs souples, que l’on revêt, Mme Berzowska et M. Myers ont pourtant des visées différentes.
Leur conversation est fort diversifiée : emploi (et abus) des capteurs de données médicales personnelles, tenues de combat assurant le triage automatique des soldats blessés par balle, importance relative de la programmation, fabrication à l’échelle moléculaire...
En marge du cyborg
Insatisfaite par la cyborgologie, pseudo-approche de la technologie portable, Mme Berzowska cède à son désir initial. Elle se lance dans l’exploration d’une vaste gamme de tissus et s’attaque à la redéfinition de l’informatique« portable ».
J. B. : J’ai abordé la question du textile électronique par le domaine de l’interaction homme-machine. Voilà 15 ans, au Massachusetts Institute of Technology, j’en parlais avec des pionniers comme Steve Mann, aujourd’hui professeur à l’Université de Toronto. Steve débarquait dans mon bureau, arborant son ordinateur vêtement…
H. M. : Il étrennait notre équipement, le système FlexComp.
J. B. : Oh, je l’ignorais, c’est fascinant! Enfin, comment pouvait-il faire allusion à un vêtement quand il portait, sanglé à même le corps, d’énormes contenants rigides? [...] Ma rencontre initiale avec le textile électronique m’a incitée à tenter de rendre ces affaires plus portables. J’ai voulu leur donner de la souplesse, repenser leur ergonomie. [...] Je désirais qu’elles soient aussi agréables à vêtir qu’un chemisier de soie.
H. M. : Nous mettons au point un système de saisie des données, miniaturisé mais des plus raffinés, [...] pas plus gros qu’un iPhone.
Exit le luddisme
Chercheurs passionnés, Mme Berzowska et M. Myers considèrent évidemment la technologie d’un très bon œil.
J. B. : La technologie tient de l’inévitable. [...] Nous cherchons constamment à améliorer les choses, à les rendre plus rapides, plus petites, plus conviviales. On ne peut pas nécessairement juger du bien-fondé de la formule – ou, au contraire, de son importunité. Quel dommage si les nouvelles technologies en venaient à se substituer aux vieilles techniques! [...] Par exemple, si le textile électronique éclipsait pour de bon tout tissu confectionné suivant une méthode traditionnelle.
L’avenir vous va si bien
Nous transportant dans l’univers de la science-fiction, M. Myers évoque l’avenir tel qu’il l’a aperçu lors d’une séance de créativité, aux États-Unis. Il y était question d’un robot doté d’une enveloppe susceptible de morphose et transformable en partenaire de golf instantané [...] – pourquoi pas Tiger Woods.
Quant à Mme Berzowska, elle imagine qu’une cliente entrera un jour chez Ogilvy et téléchargera un logiciel à même sa robe!
Forme, imprimé et couleur ne définiront que quelques-unes des nombreuses variables d’un monde futur moins ancré dans le concret.
Mention d’excellence
Nos visionnaires partagent une infinie passion pour la recherche et la technologie. Mme Berzowska croit toutefois que son impact en classe représente son principal apport à la collectivité.
J. B. : Je contribue à la mise en valeur de nouveaux produits par l’intermédiaire de mes étudiants et de la pédagogie. Bon nombre de mes élèves qui ont travaillé au labo, qui ont étudié avec moi, ont démarré des entreprises vraiment innovantes. Transmettre mes connaissances, inspirer les étudiants, voilà où se trouve mon bonheur.
H. M. : Un de vos émules travaille pour nous [...] comme concepteur industriel. Très créatif, [...] vraiment intéressant, ce garçon.
Plusieurs publications (enRoute, L’actualité, I.D., le Boston Globe, le Globe and Mail…) ont brossé le portrait de Mme Berzowska, professeure agrégée de design et d’arts numériques à la Faculté des beaux-arts. En outre, le magazine Maclean’s l’a inscrite au palmarès des 39 Canadiens qui contribuent à améliorer le monde.
Hal Myers préside – après l’avoir cofondée – Thought Technology. Chef de file mondial, l’entreprise montréalaise conçoit du matériel informatique et des logiciels de rétroaction biologique. Ces produits servent dans divers domaines : médecine, entraînement des sportifs d’élite, santé mentale, ergonomie... Parfois intrigants, ils facilitent la vie de victimes d’un accident vasculaire cérébral et de personnes souffrant d’un déficit de l’attention avec hyperactivité. Ingénieur électricien, M. Myers possède un doctorat en médecine expérimentale de l’Université McGill. Ses premières recherches ont porté sur l’utilisation de la biorétroaction dans la maîtrise de la douleur.