La volonté d’intervenir
En conversation — Frank CHALK et Chris YOUNG
Professeur d’histoire, Frank Chalk est l’un des plus éminents experts internationaux des génocides. L’impact qu’a ce chercheur dans ses cours et séminaires n’a d’ailleurs d’égal que son autorité auprès des tribunaux internationaux et gouvernements nationaux.
M. Chalk se consacre depuis plusieurs décennies à étudier la stigmatisation des uns par les autres, voire la tentative d’effacer un groupe de l’histoire humaine. Selon lui, l’ethnie, la religion, la race ou toute autre différence perçue sous-tendent les motifs du rejet d’une partie de la population.
Si l’Holocauste constitue peut-être le génocide le plus minutieusement orchestré en Occident, M. Chalk soutient que des événements similaires, entachant chaque fois la mémoire de l’humanité, surviennent depuis que le monde est monde.
While the Holocaust may have been the most painstakingly engineered genocide in Western history, maintains Chalk, similar events, each one a blot on human history, have been erupting since biblical times — and doubtless earlier.
Écoutez le balado
Enrayer le mal
Dans les années 1970, quand Frank Chalk et Kurt Jonassohn, professeur retraité de Concordia, commencent à étudier la mécanique du génocide, ce champ de compétence est en friche. Les deux hommes tracent les frontières d’une nouvelle discipline et publient un ouvrage précurseur, L’Histoire et la sociologie du génocide. Par la suite, ils fondent l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne à Concordia. Aujourd’hui, M. Chalk en est le directeur, tandis que Roméo Dallaire, sénateur et lieutenant-général à la retraite, y occupe le poste d’attaché supérieur de recherches.
L’appréhension du mal ne constitue qu’une partie de l’équation. Il importe tout autant d’apprendre à stopper les génocides et à minimiser les risques d’atrocités de masse. C’est au titre de telles considérations que la recherche de M. Chalk connaît un fort impact. Par exemple, il présente ses conclusions aux Nations Unies de même qu’au parquet des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, à La Haye. Plus récemment, il corédige le manuel Mobiliser la volonté d’intervenir. Rapport moral à l’origine, l’ouvrage formule des recommandations concrètes à l’intention des gouvernements américain et canadien. Deux d’entre elles sont d’ailleurs adoptées par l’administration Obama.
Plutôt que la honte, l’intérêt personnel
L’une des principales observations consignées dans Mobiliser la volonté d’intervenir est que la pression morale ne suffit pas à rallier gouvernements et citoyens dans la prévention des génocides. En fait, la population obéit davantage à l’intérêt personnel.
D’après M. Chalk, nos dirigeants doivent prendre conscience que des atrocités de masse se déroulant aux antipodes peuvent causer dans notre pays de nombreux problèmes : afflux de réfugiés, pandémies, difficultés économiques ou, à long terme, instabilité politique. La prévention des génocides ne représente donc pas uniquement la chose à faire; c’est une mesure prudente et sensée à prendre.
En conversation — Au-delà des manchettes
Durant leur conversation, le professeur Frank Chalk et le majorChristopher Young sondent les profondeurs obscures de l’âme humaine. En définitive, ils concluent que génocides et autres atrocités de masse peuvent être évités, à condition d’un leadership fort et d’une volonté d’agir fondée sur l’intérêt mutuel.
S’il sait certes apprécier la valeur de la recherche savante de M. Chalk et ses liens avec des décideurs de haut niveau, le major Young ne les confronte pas moins avec la réalité. Il s’appuie sur sa propre érudition et sur son expérience en Afghanistan et en Bosnie – creuset d’où semble issue la notion, si ce n’est la pratique séculaire, d’épuration ethnique.
Les leçons de l’histoire
L’humanité peut-elle apprendre de son passé tourmenté? Cette question se révèle cruciale pour des érudits comme MM. Chalk et Young, car elle est au cœur de leur travail. Sa raison d’être.
Pendant cet échange instructif, M. Young décrit les différences marquées qu’il a observées entre sa première affectation en Bosnie et la seconde. Selon lui, les leçons qu’y ont apprises les Casques bleus sur le plan opérationnel se sont révélées inestimables en Afghanistan et en Iraq. Même si les militaires américains en parlent avec réticence.
Il semble donc que l’histoire récente nous aurait inculqué quelques rudiments.
L’édification d’une nation
Savoir quoi faire quand les combats ont cessé : voilà le plus ardu d’aprèsM. Chalk. La tuerie a pris fin, mais ensuite? Comment établir une histoire commune qui ne s’appesantit pas sur des griefs passés, qui ne cherche pas le règlement de comptes?
F. C. : […] Ça signifie collaborer avec des anthropologues, des sociologues, des politologues, des géographes, des historiens, des spécialistes des sciences naturelles ou physiques. Ça signifie aussi établir des consensus au sein de sociétés ou cultures distinctes. L’historien doit contribuer à la construction d’un récit partagé, d’un passé factuel. Sans nécessairement susciter l’unanimité, ce récit sert de terrain d’entente, car il incarne l’histoire du pays. Beaucoup de mythes s’effondrent, […] et les considérations purement idéologiques sont exclues.
Au fil de la conversation, M. Chalk nuance ses recommandations. Selon lui, si l’apport de spécialistes étrangers reste utile, le partenariat avec les bonnes personnes à l’échelon local est primordial. « Elles en savent bien plus que nous sur leur histoire, leur culture et leurs perspectives d’avenir. Nous devons épouser leur point de vue. Par contre, elles traînent un lourd bagage et ont besoin de nous pour avancer. Nous sommes nous aussi chargés de bagages […], mais d’une tout autre nature. »
L’insensibilité culturelle
Sur le terrain, MM. Chalk et Young déplorent le manque fréquent de sensibilité dans les relations des soldats et de leurs chefs avec la population locale.
Ils reviennent sur un incident dont les médias ont fait largement état – des militaires américains humiliant des villageois afghans. M. Young souligne alors l’importance de la formation culturelle que les Forces canadiennes fournissent aux militaires avant de les envoyer en mission.
Loin des champs de la mort
Après avoir fréquenté la dure école du front et fait ses preuves dans un centre de commandement, le major Young poursuit maintenant une recherche approfondie. « Mon intérêt pour le sujet découle de deux missions de paix en Bosnie, en 1993 et en 1996, explique-t-il. À l’époque, j’étais au service des Nations Unies. Je réfléchis sans cesse aux atrocités commises, aux motifs de leur perpétration ainsi qu’à la manifestation de supposées haines séculaires […]. »
Plus récemment, les intérêts de M. Young l’ont conduit à analyser diverses méthodes de mesure du degré de réussite d’une mission donnée – notion bien différente du concept plus élastique de victoire. Ainsi, il étudie l’association de l’intervention militaire, de la diplomatie et du développement afin d’atteindre plus rapidement des résultats et de faire en sorte que ceux-ci perdurent.
C. Y. : Mes travaux sont en lien avec le projet La volonté d’intervenir de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne. Ils s’inspirent de l’un des préceptes fondamentaux. […] L’idée générale, c’est d’intégrer les trois lignes d’opération et de créer un programme cohérent qui pourra s’exporter dans un pays donné, y être exploité, y empêcher la perpétration d’atrocités et, le cas échéant, y faire cesser le génocide. Il s’agira ensuite de mettre fin au programme, une fois le pays pacifié et sécurisé.
Après un doctorat en histoire à l’Université du Wisconsin,Frank Chalk est nommé professeur Fulbright au Nigeria. Il devient par ailleurs membre du Centre des hautes études sur l’Holocauste à Washington.
Réputé pour sa recherche de pointe en matière de génocides, auteur de nombreux articles, chapitres d’ouvrages et livres,M. Chalk est interviewé et cité tant par la presse universitaire que par les médias populaires. Dans le passé, il préside l’Association internationale des historiens spécialisés dans l’étude des génocides ainsi que l’Association canadienne des études africaines.
M. Chalk poursuit des recherches sur l’utilisation de la radiodiffusion par des démagogues afin d’engendrer la peur, la haine et l’intolérance dans les pays instables, et ce, en vue de fomenter un génocide.
Titulaire d’une maîtrise en études stratégiques du Collège militaire royal du Canada, le major Christopher Young est affecté dans les années 1990 en Croatie et en Bosnie en tant qu’officier des opérations auprès des factions et du contingent. Après son service en Afghanistan, il occupe durant cinq ans le poste d’officier de liaison des Forces canadiennes à Fort Knox dans l’État du Kentucky. Là, il suit les progrès de l’Armée des États-Unis dans le domaine des blindés.
Décoré par l’Armée des États-Unis, l’OTAN, l’ONU et les Forces canadiennes, M. Young est doctorant à Concordia. Il s’intéresse à l’étude des conflits et aux relations internationales.