Quand le désastre mène à la durabilité
En conversation — Paul SHRIVASTAVA et Stephen KIBSEY
Aujourd’hui directeur du Centre d’études David-O’Brien sur la durabilité des entreprises, Paul Shrivastava adhère toutefois au concept à un âge relativement avancé.
Effectivement, l’ingénieur de formation enseigne d’abord à l’Université de New York et n’entend l’« appel » qu’en 1984. En décembre de cette année-là, sa foi d’homme de science dans la technologie est fortement ébranlée quand un grave accident survient dans une usine de pesticides de Bhopal, sa ville natale, en Inde. En quelques jours, la pire catastrophe industrielle de l’histoire fait des milliers de morts; ses suites causent des lésions irréversibles à des centaines de milliers de personnes.
Le drame qui secoue la planète amène Paul Shrivastava à prendre pleinement conscience du risque technologique.
Maintenant, le professeur distingué David-O’Brien de l’École de gestion John-Molson partage ses connaissances, promeut les principes de durabilité dans les milieux d’affaires et dirige diverses recherches en Amérique du Nord et en Europe.
Écoutez le balado
Après Bhopal, vert Montréal?
La recherche initiale de M. Shrivastava sur les crises industrielles culmine avec la rédaction d’un livre sur la catastrophe de Bhopal. Il étend ensuite son champ de réflexion aux questions environnementales et à la gestion. Pionnier en la matière, il constate un manque de sensibilisation préoccupant aux risques potentiels d’un développement effréné.
En 2009, lorsqu’il arrive à Concordia, la situation a évolué. Les gens d’affaires n’ont plus à être convaincus de l’importance de la durabilité – peut-être parce que actionnaires, employés et clients la réclament haut et fort...
Vers la même époque, M. Shrivastava invite à un déjeuner de travail des acteurs importants de la finance montréalaise, ceux-là mêmes dont les décisions d’investissement influencent les pratiques de milliers d’entreprises. La rencontre se déroule dans un climat amical; l’hôte présente ses centres d’intérêt à ses convives et cherche avec eux un terrain d’entente. Ce huis clos auquel participent 15 personnes engendre l’Initiative pour la finance durable (IFD) – qui compte maintenant quelque 65 sociétés membres – et, à Concordia, le Programme d’agrément professionnel en placements durables.
Élaboré conjointement avec l’IFD et proposé à l’École de gestion John-Molson, le programme accueillera ses premiers étudiants en septembre. Il montrera aux spécialistes de la finance à fonder leurs décisions d’affaires sur les principes de durabilité. Que de chemin parcouru depuis Bhopal!
En conversation — Au-delà des manchettes
Durant leur dialogue fructueux à Concordia, Paul Shrivastava et Stephen Kibsey en conviennent : le monde des affaires est en voie d’intégrer les principes de durabilité.
M. Kibsey est bien placé pour le savoir, puisqu’il occupe la vice-présidence à la gestion des risques – Marchés boursiers à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Rappelons que la Caisse administre quelque 150 milliards d’actifs et constitue l’un des principaux gestionnaires de fonds institutionnels du Canada.
D’après M. Shrivastava, la notion de durabilité n’intéresse plus seulement « les bien-pensants et les verts »; c’est plutôt le courant dominant. Ainsi, les spécialistes de la finance et de l’investissement tirent maintenant profit de la recherche menée au Centre d’études David-O’Brien sur la durabilité des entreprises de Concordia.
L’axe de recherche que privilégie le Centre permet « de comprendre le réseau que tissent marketing, exploitation, finance, comptabilité et systèmes d’information et de déployer des efforts vers l’exercice d’une responsabilité socioécologique », explique M. Shrivastava.
La Caisse donne crédit à la durabilité
S’appuyant sur la politique exhaustive de la Caisse en matière d’investissement responsable, M. Kibsey affirme que « le financier type intègre maintenant les facteurs ESG (environnement, société, gouvernance) dans l’analyse des instruments de placement ».
Meneurs et suiveurs
Dans un élan révélateur, M. Shrivastava souligne que les principes de durabilité sont adoptés inégalement. « Certaines entreprises, dont la Caisse de dépôt, se posent en leaders, soutient-il. Par contre, d’autres s’inscrivent encore dans le paradigme traditionnel. »
M. Kibsey renchérit : trop d’investisseurs privilégient le court terme.« Cependant, les tenants du plus long terme, dont nous sommes, sont aujourd’hui majoritaires. Lorsque nous procédons à une évaluation prospective, nous considérons les facteurs ESG. »
Modèle d’affaires… et de recherche
Selon M. Shrivastava, les entrepreneurs veulent comprendre l’interrelation des questions de société, d’environnement et d’argent. Ils passent outre au conflit apparent entre objectifs sociaux, environnementaux et financiers qui préoccupait la génération précédente.
P. S. : La recherche montre […] que les coûts social et écologique ne figurent pas dans la seule colonne des débits. Elle révèle aussi qu’il existe une corrélation entre la profitabilité, la rentabilité collective, le rendement social et l’efficacité écologique. Bien sûr, d’autres études – qui tiendront compte d’une conjoncture sectorielle différente et de circonstances particulières – devront valider cette théorie. Néanmoins, grâce à nos travaux, les chefs d’entreprise sont renforcés dans leur conviction qu’il ne s’agit pas strictement d’éthique. C’est davantage une question d’investissement, […] un véritable enjeu financier.
En Mongolie aussi
Quand la conversation tourne sur le Programme d’agrément professionnel en placements durables de l’École de gestion John-Molson, M. Shrivastava précise que le cours vise les spécialistes : « Ils appréhendent les notions de durabilité au quotidien pour ensuite les appliquer à des projets concrets. »
M. Kibsey illustre la logique de la conception du programme. « Prenons un exemple vécu, suggère-t-il. Ces trois dernières semaines, je séjournais en Mongolie et ne pouvais donc me présenter en classe. Pourtant, j’ai trouvé là-bas toute la documentation nécessaire. J’ai ainsi lu les documents relatifs au premier module. Ce qui me paraît vraiment intéressant, c’est que je pouvais, à partir de l’information […] dont je disposais sur le cours, vérifier et évaluer divers éléments. C’est à croire que ma salle de classe s’étendait à la planète entière! […] Cette formule convient au spécialiste […], car il peut assimiler des connaissances beaucoup plus rapidement et les utiliser aussitôt dans ses analyses professionnelles. »
Pays développés et en développement : même combat?
M. Shrivastava réfléchit sur ce dilemme : est-il juste ou non que les pays riches imposent le concept de durabilité aux nations en développement?
P. S. : Nous surconsommons en Occident. Nous devons nous restreindre […], ça ne fait aucun doute. Par contre, on ne peut exiger cela d’un Africain ou d’une personne des régions pauvres de l’Inde ou de la Mongolie.
Si le manque de leadership du Canada sur les questions environnementales le contrarie, M. Shrivastava conclut toutefois l’entretien sur une note d’optimisme prudent. « Oui, je suis impatient, avoue-t-il. En revanche, je ne crois pas que le problème soit insoluble. […] Il nous faut des leaders qui reconnaissent [que la durabilité représente un argument économique solide] et qui pensent gouvernance mondiale plutôt que gouvernance nationale. »
En 1976, avec d’autres professionnels, Paul Shrivastava participe à la fondation de Hindustan Computer, aujourd’hui l’une des plus importantes sociétés informatiques indiennes. Plus tard, il contribue à la création de l’Industrial Crisis Institute – organisme sans but lucratif situé à New York – et du groupe sur l’entreprise et l’environnement de l’Academy of Management, qui réunit actuellement 1 500 professeurs de commerce experts des questions de durabilité et d’écologie.
Après un doctorat à l’Université de Pittsburgh, M. Shrivastava devient professeur agrégé de management à l’École de gestion Stern de l’Université de New York, puis titulaire de la chaire Howard I. Scott à l’Université Bucknell. Ancien boursier principal Fulbright, M. Shrivastava a rédigé, seul ou en collaboration,15 livres et plus de 100 articles pour des revues savantes ou professionnelles.
Stephen Kibsey s’intéresse à la durabilité dès le secondaire. Une bourse – sur la thématique de l’homme et son environnement – de la Fondation sciences jeunesse Canada lui permet ensuite d’étudier à l’Université de Guelph durant un été. Diplômé en physiologie et en génie de l’Université McGill, il fait son MBA à Concordia.
Analyste financier agréé, M. Kibsey préside le conseil consultatif des gens d’affaires du Programme d’agrément professionnel en placements durables et pratique de longue date le mentorat pour le Programme de gestion de portefeuilles Kenneth-Woods de l’École de gestion John-Molson. Il est aussi membre du Groupe consultatif des communautés d’intérêts de l’Association minière du Canada et du conseil d’administration intérimaire du Centre d’excellence de la responsabilité sociale des entreprises.