Le présentéisme nuit à la productivité
En conversation – Gary JOHNS et Gina RIZZO
Pourquoi les employés atteints d’une maladie aiguë, chronique ou épisodique se présentent-ils au travail au lieu de rester à la maison?
Gary Johns, professeur de management à l’École de gestion John-Molson de Concordia, s’intéresse au présentéisme, c’est-à-dire la décision de se rendre au travail même quand on se sent malade.
S’il n’existe pas de statistiques pour le Canada, une étude américaine estime les coûts du présentéisme à 150 milliards de dollars par année.
Travailler ou ne pas travailler
Dans son étude, le Pr Johns établit les facteurs sociaux, physiques, psychologiques et propres au lieu de travail qui font que des employés décident d’aller travailler quand ils sont malades, tandis que d’autres se blottissent sous les couvertures. Jusqu’ici, ce sont principalement les chercheurs en médecine qui se sont intéressés à la question en tentant de déterminer à quelles maladies le présentéisme est le plus souvent lié, et si certains médicaments peuvent réduire les pertes potentielles de productivité.
Le Pr Johns fait partie des rares chercheurs qui appliquent la psychologie organisationnelle à cette question et examinent un éventail de facteurs liés au travail qui pourraient influer sur le présentéisme.
Dans le cadre de ses recherches, il a interrogé 444 personnes sur les exigences de leur poste et leur expérience professionnelle. Il leur a ainsi posé des questions sur leur attitude et leurs comportements, de même que sur leurs fonctions au travail et la culture en place à leur bureau.
Lorsqu’il leur a demandé de rendre compte des six mois précédents, les participants ont rapporté une moyenne de trois jours de présentéisme et de 1,8 jour d’absentéisme, en majorité pour cause de maladie. L’analyse du Pr Johns a permis de déterminer de quelle façon le présentéisme influe sur la productivité au travail.
Chez les fournisseurs de soins et les éducateurs préscolaires, par exemple, le taux de présentéisme est supérieur à celui que l’on enregistre dans d’autres domaines. « Souvent, une personne considère comme une obligation sociale de se présenter au travail même si elle est malade, explique le chercheur, tandis que d’autres employés décident de faire acte de présence en dépit de leurs problèmes de santé parce qu’ils ressentent une pression organisationnelle. »
Malgré la fréquence du présentéisme, la plupart des services de ressources humaines ne s’attaquent pas directement au problème, selon le Pr Johns. Celui-ci croit qu’une meilleure connaissance de la question améliorera à la fois le moral et la productivité. Dans la majorité des cas, la souplesse de la gestion en matière de processus décisionnel est cruciale.
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En conversation – Au-delà des manchettes
On discute rarement du présentéisme, sauf lorsqu’un taux d’infection est élevé (par exemple, durant une épidémie de grippe). Toutefois, mis à part le risque d’infecter autrui, quelles sont les incidences pour les travailleurs et leurs collègues qui continuent de rentrer au travail?
Gestionnaire de ressources humaines, Gina Rizzo s’est posé la question quand elle a réfléchi aux résultats des recherches du Pr Johns. Il s’est alors produit un déclic. « Cette situation dure depuis très longtemps, mais nous n’en avons jamais parlé. Les organisations n’ont pas nécessairement prévu un plan pour y faire face, du moins pas à ma connaissance. »
Dans la plupart des milieux de travail, des politiques énoncent les conditions relatives aux congés de maladie ainsi qu’aux congés pour raisons personnelles et familiales. Il est nettement plus difficile d’évaluer les gains de productivité potentiels résultant de la gestion du présentéisme.
Le Pr Johns et Mme Rizzo se sont rencontrés pour discuter de l’importance d’intéresser les gestionnaires au problème. « Je crois que la question relève de toute façon du leadership et des pratiques de gestion, affirme Mme Rizzo. Alors, comment faire savoir aux gestionnaires que le présentéisme constitue un problème? »
Tout le monde l’a déjà fait
G.R. : En tant que gestionnaire, il m’est arrivé de ne pas avoir envie d’aller travailler pour une quelconque raison, par exemple s’il y avait un problème à la maison, si ma mère ou l’un de mes enfants était malade; et pourtant j’y suis allée. Nous pourrions peut-être aborder ainsi la question du présentéisme avec les organisations, car il est possible qu’elles ignorent tout du phénomène.
G.J. : L’un des aspects intéressants de la recherche sur l’absentéisme et le présentéisme, c’est que tout le monde l’a déjà fait… L’un de mes objectifs est de sensibiliser les gestionnaires et les chercheurs en comportement organisationnel à ce sujet – jusqu’ici surtout étudié en médecine du travail –, dans le but de déterminer les pertes de productivité qui sont dues à l’asthme, aux allergies ou à la dépression.
La pression de la performance
G.R. : Je suis asthmatique, mais j’ai pourtant manqué très peu de journées de travail parce que j’ai adopté cette attitude téméraire dont plus d’un fait preuve dans les milieux professionnels. Ce n’est pas le propre d’un sexe ou de l’autre, puisque les hommes comme les femmes ont ce comportement qui revient à dire : « Je dois montrer mon engagement à l’égard de l’organisation. »
G.J. : Selon plus d’une étude, l’homme a particulièrement tendance à faire front. Que l’on soit un homme ou une femme, il s’agit d’un acte de loyauté, d’une preuve d’engagement pour l’organisation.
Certaines recherches révèlent que le fait de continuer à se présenter au travail quand on est malade est le précurseur de l’absentéisme. Une journée d’absence occasionnelle peut donc parfois jouer le rôle d’une soupape de sûreté et aider à se ressaisir.
Le type d’emploi influe sur le présentéisme
G.J. : Les personnes qui considèrent que leur travail est important en raison de son incidence directe et immédiate sur autrui sont moins portées à s’absenter. Celles qui ont un emploi où l’interdépendance est grande – un travail d’équipe, une participation à un projet – sont très enclines au présentéisme.
G.R. : Tout à fait. Prenons comme exemple le personnel infirmier. Nous n’ignorons pas qu’il y a une pénurie, tout comme chez les pharmaciens et d’autres professionnels de la santé. Si vous savez que personne ne peut vous remplacer, que vous souffle votre conscience professionnelle? « Je dois rentrer au travail. »
Les politiques et les programmes de mieux-être des employés
G.J. : À ma connaissance, aucune organisation n’a élaboré de politiques ou de directives fermes à l’intention des gestionnaires. Il est clair que le présentéisme touche la maladie. En outre, il est possible que les organisations aient des réticences à demander à leurs gestionnaires de parler santé avec leurs employés.
G.R. : En ce qui me concerne, il existe un lien entre le lieu de travail et la santé des employés au travail, d’une part, et la satisfaction professionnelle ou la productivité, d’autre part. Je sais que de nombreux autres organismes de soins de santé envisagent de mettre en place des programmes de mieux-être.
G.J. : Je crois que cette approche plus globale des ressources humaines eu égard au mieux-être nous permettra d’amorcer une discussion sur ces détails plus précis. En fait, la question ne concerne pas tant la présence au travail quand on est malade, mais plutôt notre état de santé en tout temps.
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Fellow de l’Academy of Management depuis 2010, Gary Johns est professeur et titulaire de la chaire de recherche en management à l’École de gestion John-Molson de Concordia. La Société canadienne de psychologie industrielle et organisationnelle lui a en outre décerné un prix en 2012 pour ses contributions remarquables au domaine.
Le Pr Johns est arrivé à Montréal au début des années 1970, fort d’une solide expérience en psychologie organisationnelle et titulaire d’un doctorat de l’Université Wayne State dans le Michigan. Il s’est joint au corps professoral de Concordia peu après la fusion de la Sir George Williams University et du Loyola College, qui a donné naissance à l’Université. Il y est demeuré depuis, à l’exception des périodes où il a été professeur invité en Australie, à Hong Kong et à Singapour.
Ses travaux ont reçu l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et du Fonds pour la Formation de chercheurs et l’aide à la recherche du Québec.
Gina Rizzo travaille au Centre universitaire de santé McGill (CUSM) depuis 14 ans et y occupe actuellement un poste de gestionnaire et d’adjointe du directeur au Service des ressources humaines. Elle s’est jointe à l’équipe de gestion du service en 2006, après sept années comme spécialiste en recrutement.
Son mandat d’améliorer le maintien en poste des employés a atteint son apogée lorsqu’elle a reçu le prix AQESSS (Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux) de la meilleure innovation en ressources humaines parmi les organismes de soins de santé du Québec. L’Association lui a décerné cette reconnaissance pour avoir inauguré le premier gala des Prix du directeur général du CUSM.