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Voici en quoi la vie, la poésie et les chansons de Leonard Cohen font de lui un prophète de l’amour
Leonard Cohen n’est pas exactement la première personne dont on songerait à faire un chantre du « vrai sens du temps des fêtes ».
En tant que chercheur en études religieuses se spécialisant dans les débuts du christianisme, et admirateur de Cohen issu d’un milieu chrétien,je reconnais que le mot « festivité » ne colle tout simplement pas à cet artiste qui a toujours exprimé davantage une mélancolie narquoise qu’une jovialité à tout crin.
Or, le défunt poète, romancier et auteur-compositeur-interprète juif bien-aimé de Montréal porte un regard pénétrant sur la lumière. Ses mots doux-amers accompagnent bien les jours les plus courts et les plus sombres de l’année dans l’hémisphère nord, jours pendant lesquels ont lieu des fêtes religieuses où la lumière est à l’honneur.
Tout devient pénombre
Bien que les manières et les raisons de célébrer diffèrent considérablement, Hanoukka, Noël, Yule et, plus tôt dans l’année, Divali sont toutes des fêtes faisant la part belle aux bougies et aux lumières scintillantes.
Qu’elles aient été imaginées dans cette optique ou non, à mesure que les nuits s’allongent à l’approche du solstice d’hiver, ces fêtes aident les gens à composer avec les journées courtes, l’obscurité extérieure et les intérieurs sombres qui causent la dépression saisonnière et d’autres stress.
Une année sous le signe de la morosité
Bien que la violence ne connaisse jamais de répit, l’année qui s’achève a été particulièrement morose, marquée par des crimes haineux en forte hausse la désinformation, source de division et des guerres. Voilà des propos où commence à poindre l’esprit de Cohen.
Les thèmes récurrents de l’échec, du regret, de la souffrance, de la violence et de la mortalité rendent l’œuvre de Cohen plus mélancolique encore que le Noël d’Elvis. Néanmoins, mes récentes recherches sur l’imagerie religieuse dans sa poésie et sa musique m’ont permis de découvrir au moins quatre aspects de la vie et de la poésie de Cohen qui en font un prophète de l’amour.
1. Cohen ne craignait pas de dire que la religion rythme la vie des gens partout dans le monde et que les symboles religieux ont du pouvoir. Supprimez les références religieuses des écrits de Cohen, et sa production se réduit comme peau de chagrin. Les titres de ses livres, du premier Let Us Compare Mythologies (1956), au dernier, The Flame (2018) montrent à quel point Cohen était conscient de la portée symbolique quasi universelle de la religion.
La religion était un moyen pratique de parler de sexe pour Cohen. Mais il est tout aussi vrai que le sexe lui permettait de parler de religion. Pour lui, ces perspectives étaient liées au sentiment que chaque personne porte en elle une part de divin. Il observe : « Je crois que tous les êtres humains ont une vie spirituelle en phase avec leurs propres facultés divines ».
2. Cohen n’a jamais caricaturé les traditions religieuses. Il a souligné la richesse de nombreuses religions tout en affirmant sa propre position. Cohen savait que la compréhension des autres commence par la compréhension de soi. « Jamais je ne prétendrai que je ne suis pas juif », répétait-il constamment.
Le grand-père maternel de Cohen était un grand érudit féru de la lecture des écritures, et son arrière-grand-père paternel a contribué à fonder la congrégation montréalaise Shaar Hashomayim de Montréal. Pourtant, bien qu’il ait été profondément enraciné dans le judaïsme, Leonard Cohen manifestait une vaste et profonde connaissance des autres religions.
Dans mes recherches, je montre l’importance de Jésus pour Cohen, sans commettre l’erreur de prétendre qu’il était chrétien. J’explore comment le catholicisme a profondément marqué son enfance. Je note également que sa pratique du bouddhisme zen pendant des décennies, ses lectures sur le soufisme et son étude de l’hindouisme ont imprégné son œuvre.
Les contes juifs tirés de la Mishna et du Talmud, la philosophie kabbalistique, les anciennes légendes chrétiennes, les poèmes de Federico García Lorca et de Rumi, ainsi que ses réflexions zen sur le désir, l’attachement et la vacuité s’entremêlent tous dans son œuvre.
3. Cohen était respectueux des croyances et spiritualités, mais il dénonçait l’hypocrisie religieuse. En 1984, il remarquait :
La mystification et la manipulation sont toujours possibles… Il y a dans le monde des forces du mal qui ont des visées impérialistes par rapport à la religion, mais j’ai confiance que les forces du bien prévaudront.
Voilà des mots bien optimistes pour un homme qui a aussi écrit :
Give me Stalin and St. Paul/I’ve seen the future, brother/It is murder (Rendez-moi Staline et Saint Paul/J’ai vu l’avenir, frère :/Il n’est que meurtre).
Cohen était adulé et donc susceptible d’abuser de son pouvoir. Il a eu la chance de réussir à transformer ses relations en apparence misogynes avec les femmes en chansons plutôt qu’en procès, en partie grâce à sa façon à la fois compliquée et désarmante de parler de regret, d’excuses et de pardon, et aussi en raison de son âge grandissant, puis de son décès.
- Et surtout, Cohen utilisait des histoires et des images religieuses pour trouver des causes rassembleuses et donner du courage à ses semblables pendant les périodes sombres. Ses paroles les plus célèbres sont sans doute ce passage de la chanson Anthem :
Ring the bells that still can ring/forget your perfect offering/There is a crack in everything/that’s how the light gets in (Sonnez les cloches qui peuvent encore sonner/Oubliez vos offrandes parfaites/Il y a une brèche en toute chose/C’est ainsi qu’entre la lumière).
Harry Freedman, dans Leonard Cohen : The Mystical Roots of Genius a décelé de nombreuses références à la religion juive dans Anthem. J’en ai découvert d’autres. Cohen s’est donné comme mission (une mission biblique à ses yeux, il faut le souligner) de trouver et de mettre en évidence la lumière présente dans toute souffrance humaine. Comme je l’ai écrit ailleurs, « A crack in everything means especially a crack in human beings – une brèche en toute chose, ça signifie en particulier une brèche dans l’être humain. »
Dans ses dernières années, l’artiste a endossé progressivement le rôle évoqué par son patronyme, celui de cohen, c’est-à-dire de prêtre. Ainsi, des amis et collègues qui ont assisté à ses derniers concerts – certains étant croyants, mais de nombreux autres vivant une forme de spiritualité sans foi religieuse, ont souligné l’ambiance de lieu sacré qui y régnait.
Les textes de Cohen parlent d’échecs humains, de regret et de violence. Or, selon sa collaboratrice Sharon Robinson, les tournées sont devenues « un genre de méditation » pour Cohen, et il bénissait la foule à la fin de ses derniers concerts. Le titre de l’album You Want It Darker fait référence à la fois à ses admirateurs et à son dieu, ce qui est typique chez Cohen, qui n’admettait jamais qu’une phrase n’ait qu’un seul sens. Il y met le divin au défi tout en acceptant la fin.
Une disparition comme un mauvais présage, une pertinence toujours grande
Sa connaissance de nombreuses religions, son regard scrutateur sur la condition humaine, son défi au divin de répondre aux tourments de l’humanité : voilà ce qui fait de Cohen un chantre improbable, mais lucide des jours sombres de l’hiver.
Si j’avais à choisir une chanson de Cohen pour les fêtes, ce serait sans doute Come Healing. Voilà ce qui pourrait bien faire de Leonard Cohen, un homme au sujet duquel aucun film de Noël mièvre ne sera certainement jamais tourné, un puissant antidote contre l’obscurité cette année.
And let the heavens falter/Let the earth proclaim/Come healing of the altar/Come healing of the name (Et que les cieux balbutient/Et que la terre proclame :/Que vienne la guérison de l’Autel/Que vienne la guérison du Nom).
Matthew Robert Anderson, Adjunct professor, Theological Studies, Concordia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.