Dix ans après l’entrée en vigueur des règlements sur les valeurs mobilières établissant un régime de divulgation d’information quant au nombre et au pourcentage de femmes siégeant sur leur conseil d’administration ou occupant un poste de membre de la haute direction, où en sommes-nous ? Y a-t-il eu des progrès ?
Respectivement doyenne de l’École de gestion John Molson et experte depuis plusieurs décennies de la place des femmes dans les hautes sphères du milieu des affaires, nous avons passé au peigne fin le dixième examen sur la représentation des femmes aux postes d’administrateurs et de membres de la haute direction, publié le 30 octobre 2024 par les autorités canadiennes de valeurs mobilières.
Notons que les émetteurs (soit les entreprises qui font appel à l’épargne publique) doivent également fournir des informations sur les mécanismes de renouvellement du conseil et les politiques et cibles visées afin d’accroître la représentation féminine. En vertu de cette loi canadienne, même si les sociétés publiques n’ont pas l’obligation d’adopter des politiques ou des quotas en matière de diversité, elles sont tenues de divulguer si elles l’ont fait ou non et, si ce n’est pas le cas, d’en expliquer la raison.
C’est l’application du principe « s’expliquer ou se conformer ».
Les femmes avancent… lentement mais sûrement
Ce dixième bilan permet de constater une amélioration constante, mais légère sur les différents éléments suivants :
29 % des postes d’administrateurs étaient occupés par des femmes au cours de 2023, contre 27 % l’année précédente et 11 % lors de la première année de l’analyse, en octobre 2015 ;
une proportion de 90 % des émetteurs comptait au moins une femme à leur conseil au cours de 2023, comparativement à 89 % l’année précédente et à 49 % lors de la première année ;
72 % des émetteurs comptaient au moins une femme à la haute direction au cours de 2023, par rapport à 71 % l’année précédente et à 60 % lors de la première année.
Toutefois, certains autres résultats soulèvent des inquiétudes :
Une représentation féminine plus faible au sein des entreprises de plus petite taille : seulement 23 % des postes d’administrateurs auprès des entreprises dont la capitalisation est inférieure à 1 milliard $ sont occupés par des femmes ;
Plus du tiers des organisations n’ont pas encore adopté de politique de représentation féminine au sein de leurs conseils d’administration ;
Plus de la moitié des sociétés n’ont pas établi de cibles pour la représentation féminine au conseil d’administration ;
Seulement 42 % des émetteurs comptent au moins trois femmes siégeant à leurs conseils d’administration.
Le Québec fait mieux
L’analyse des données permet de constater que les résultats semblent davantage encourageants en regard des sociétés publiques québécoises :
62 % d’entre elles, comparativement à 44 % des Canadiennes, ont établi des cibles de représentation féminine pour les conseils d’administration ;
84 % ont au moins une femme au sein de leur équipe de direction contre 72 % pour l’ensemble du Canada ;
58 % comptent trois femmes et plus au sein de leurs conseils d’administration, contre 42 % pour l’ensemble des émetteurs canadiens.
Comment expliquer cette plus grande ouverture ? La présence d’un écosystème d’actions gouvernementales, communautaires, universitaires et individuelles faisant la promotion du talent féminin.
Trois facteurs déterminants
L’adoption en 2006 de quotas pour les sociétés d’État québécoises a sûrement contribué à créer un milieu favorable à une meilleure représentation féminine chez les émetteurs québécois.
Cette loi exigeait que les conseils d’administration de certaines sociétés d’État soient constitués à parts égales de femmes et d’hommes à compter de 2011. En 2022, la loi a été modifiée pour que tous les conseils d’administration des sociétés d’État respectent une zone dite paritaire, c’est-à-dire que la proportion de femmes ou d’hommes doit se situer entre 40 % et 60 % du nombre total d’administrateurs.
Malgré certaines objections formulées à l’époque de l’adoption du projet de loi, les sociétés d’État ont su s’organiser pour trouver des candidates de valeur et les compétences des nouvelles administratrices n’ont pas été remises en cause. Certaines réactions négatives se sont même transformées en réactions positives au fil du temps.
Les administratrices pionnières ont ainsi su témoigner de l’apport financier et extrafinancier d’une masse critique de femmes, et alimenter le vivier de talents pour ces fonctions par leurs efforts de mentorat.
Par ailleurs, notons l’action d’organisations fortes et nombreuses au Québec ayant pour mission de promouvoir le talent féminin auprès de la communauté d’affaires québécoise, comme Gouvernance au féminin, l’Effet A, Le Réseau des femmes d’affaires du Québec, pour n’en citer que quelques-unes.
Enfin, la présence d’institutions d’enseignement universitaire et autres formant une masse critique de femmes formées et aptes à siéger à des conseils d’administration.
Trois femmes valent mieux qu’une
Les résultats actuels sont-ils susceptibles de créer la base requise pour poursuivre l’engagement que notre société et nos régulateurs ont pris il y a une dizaine d’années ?
Le meilleur indicateur pour répondre à cette question est le nombre d’entreprises comptant plus de trois femmes au sein de leurs conseils d’administration. Cet indicateur est emprunté de la théorie développée par la professeure Rosabeth Moss Kanter dans son livre intitulé Men and Women of the Corporation.
Selon la théorie de Kanter, émise dès 1977, lorsque le rapport entre un groupe minoritaire et un groupe dominant atteint 35/65, les membres du groupe minoritaire ont le potentiel de devenir des alliés, de former des coalitions et d’influencer la culture du groupe dans son ensemble.
L’effet, en termes organisationnels, est similaire à l’impact d’une « masse critique » tel que décrit en physique nucléaire. Cela implique la présence d’une quantité suffisante d’un élément pour provoquer une « réaction en chaîne incontrôlable », où le changement se produit de manière spectaculaire, bien au-delà de ce qui pourrait être prédit.
Quelques études ont vérifié cette théorie, notamment celle des professeures Sara de Masi, Agnieszka Slomka-Golebiowska et Andrea Paci. À partir d’un échantillon d’entreprises inscrites aux bourses d’Espagne, d’Italie et de France, les résultats suggèrent que les conseils d’administration exercent une surveillance plus rigoureuse de l’entreprise lorsque le pourcentage de femmes administratrices atteint le seuil du tiers.
Des entreprises plus prospères
Et que peut-on dire de la présence accrue des femmes sur le rendement financier des entreprises ?
Dès 2007, l’étude de Catalyst, un cabinet de conseil américain, concluait que les entreprises comptant une forte proportion de femmes au sein de leurs organes décisionnels réalisent 42 % de bénéfices en plus. Leurs capitaux investis affichent un rendement supérieur de 66 %. L’étude du cabinet MSCI intitulée The Tipping Point : Women on and Financial performance suggère des conclusions similaires.
Une autre étude pilotée par Élisabeth Lamure et Jacques Le Nay, qui s’intitule Comment valoriser les entreprises responsables et engagées, démontre que les entreprises ayant plus de trois femmes dans leur conseil d’administration ont vu une augmentation médiane de 10 % du rendement de leurs capitaux propres (il s’agit des ressources d’une société qui appartiennent à ses actionnaires, par opposition aux dettes vis-à-vis des fournisseurs ou des banques par exemple) et une augmentation de 37 % du bénéfice par action entre 2011 et 2016.
Les entreprises ne comptant aucune femme dans leur conseil d’administration en 2011 ont, quant à elles, vu le rendement de leurs capitaux propres et le bénéfice par action diminuer respectivement de 1 % et de 8 % sur la même période. Cette même étude démontre également que si la nomination d’une seule femme dans un conseil d’administration engendre des retombées positives, c’est à partir d’une présence d’au moins trois femmes que les bénéfices deviennent manifestes et se répercutent dans l’ensemble de l’entreprise.
L’attentisme coûte cher
L’attentisme coûte cher en termes de talents féminins inexploités, mais également en qualité de la gouvernance de nos organisations. Le moment est sans doute venu de privilégier les quotas avec une loi si nous entendons collectivement viser une société plus équitable où les talents de tous et de toutes seront utilisés de manière optimale.
Les résultats indiquent que la présence d’au moins trois femmes au sein d’un conseil d’administration ou d’une instance décisionnelle renforce le rendement financier des organisations. Les tendances sont positives et favorables à valoriser davantage la diversité des sexes et des perspectives afin de rendre nos sociétés pérennes.
Louise Champoux-Paillé, Cadre en exercice, John Molson School of Business, Concordia University and Anne-Marie Croteau, Dean, John Molson School of Business, Concordia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.