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Comment la société façonne les vérités scientifiques
Cet article a été publié dans Le Devoir.
En cette veille de Journée mondiale de la science au service de la paix et du développement, le 10 novembre, parlons de l’association complexe et multidimensionnelle entre la science et la société. La science n’est pas qu’une question de faits et de chiffres froids et durs ; elle est intimement liée à nos croyances, à nos interactions sociales et à notre perception du monde. Pour bien saisir cette relation, nous devons comprendre comment la société façonne les efforts scientifiques, et vice versa. Non seulement le pouvoir de la science a une incidence sur les structures sociales, mais la structure du pouvoir social des actions crée, interprète et influence les actions scientifiques. Il ne s’agit pas seulement de scientifiques travaillant de manière isolée ; les normes et les valeurs sociétales jouent un rôle crucial dans la définition de la connaissance scientifique et de son incidence.
Au cours des dernières décennies, les sociologues se sont penchés sur la manière dont les facteurs sociétaux affectent la recherche scientifique. Ils ont découvert que les influences politiques, économiques et religieuses, ainsi que d’autres dynamiques sociales, façonnent profondément les priorités et les résultats scientifiques. Cela nous amène au point où nous pouvons convenir que la connaissance scientifique n’est pas aussi neutre qu’il y paraît ; elle porte l’empreinte de la société dans laquelle elle a été créée.
Un aspect essentiel de cette interaction est la manière dont les progrès scientifiques affectent nos corps et, par conséquent, nos identités sociales. Prenons l’exemple des produits pharmaceutiques. Les médicaments et autres interventions pharmaceutiques ont généralement un effet direct sur les corps humains, non seulement sur les corps physiques, mais aussi sur les représentations sociales et culturelles des corps. Pour approfondir le processus d’élaboration du sens social des actions scientifiques à travers les corps humains, parlons de la pratique des technologies de reproduction.
Avez-vous déjà considéré les nouvelles technologies de reproduction comme un moyen de contrôler le pouvoir de reproduction des femmes ? Historiquement, le contrôle de la reproduction a été étroitement lié à la dynamique du pouvoir. De la régulation des naissances aux traitements de fertilité, les femmes sont les principaux sujets de la recherche scientifique et des interventions médicales. L’utilisation des technologies de reproduction peut renforcer les normes patriarcales et influencer la façon dont la société perçoit la féminité et la maternité. Aujourd’hui encore, l’attention portée à la fertilité des femmes est disproportionnée par rapport à celle des hommes, ce qui reflète les attitudes plus générales de la société à l’égard des rôles et des responsabilités des hommes et des femmes.
En outre, ces technologies ne relèvent pas uniquement de la biologie ; elles sont profondément politiques. Les gouvernements utilisent parfois les politiques de reproduction pour contrôler la croissance démographique, considérant le corps des femmes comme un outil de gestion de la démographie. Ces exemples soulèvent des questions sur la dynamique du pouvoir et sur les bénéficiaires de certaines avancées scientifiques. Ils mettent également en évidence la manière dont les progrès scientifiques peuvent être liés au pouvoir de l’État et aux mécanismes de contrôle de la société.
Les critiques pourraient faire valoir que les découvertes scientifiques telles que les nouvelles technologies de reproduction ne renforcent pas uniquement les normes patriarcales, mais peuvent également remettre en question les rôles et les stéréotypes traditionnels des hommes et des femmes. Ces technologies pourraient renforcer l’autonomie des femmes en leur permettant de mieux maîtriser leurs choix en matière de procréation et de santé grâce à des options élargies.
Toutefois, dans un monde où l’inégalité entre les sexes est profondément ancrée, la question brûlante est de savoir dans quelle mesure les femmes pauvres, autochtones, immigrées, réfugiées, veuves, homosexuelles, appartenant à une minorité ou de couleur peuvent exercer un contrôle sur leurs choix en matière de procréation. Une étude des Nations unies basée sur des données provenant de 64 pays pour la période 2007-2021 montre que seulement 57 % des femmes hétérosexuelles mariées ou en union âgées de 15 à 49 ans pouvaient prendre leurs propres décisions en connaissance de cause concernant l’utilisation de contraceptifs et les soins de santé génésique.
La compréhension de cette dynamique nécessite une analyse socioculturelle des actions scientifiques. Une telle approche nous aide à voir, au-delà des faits scientifiques, comment ils sont façonnés par les normes sociétales et les structures de pouvoir et comment ils les façonnent à leur tour. Elle nous encourage à examiner d’un oeil critique qui bénéficie des avancées scientifiques et qui peut être marginalisé ou oppressé par elles.
Un examen approfondi de la sociologie des sciences nous permet de mieux comprendre les implications plus larges des activités scientifiques. Elle nous apprend à remettre en question la neutralité supposée de la connaissance scientifique et à reconnaître l’influence des facteurs sociétaux sur ce que nous considérons comme une vérité objective. En explorant ces intersections entre la science et la société, nous comprenons mieux notre place dans le monde et les forces qui le façonnent. C’est un voyage vers la découverte des récits cachés et des luttes de pouvoir qui se cachent dans le progrès scientifique.