article
Ce que nous commémorons le 14 février, Journée du triangle rose
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
Le triangle rose symbolise la violence à laquelle les personnes LGBTQ ont été et sont toujours confrontées. Mais il symbolise également les multiples ralliements de notre communauté pour revendiquer nos droits et clamer notre existence et nos amours.
L’origine du triangle rose pourrait remonter à 1871, lorsque l’article 175 est ajouté au Code pénal de la nouvelle Allemagne unifiée. Pendant près de 100 ans, les forces de l’ordre allemandes s’en servent pour décréter que la sexualité des hommes gais et des femmes trans est immorale et dangereuse.
Mais cette origine pourrait tout aussi bien se situer en 1933, lorsque les nazis commencent à envoyer dans les camps de concentration les hommes et les femmes trans appréhendés en vertu de l’article 175. Toutes les personnes détenues doivent coudre un insigne sur leur uniforme. Les juifs portent un insigne jaune, le marron est attribué aux Roms, et les dissidents politiques portent un triangle rouge. Le triangle rose est réservé aux quelque 7000 à 10 000 hommes et femmes trans arrêtés en vertu de l’article 175. Les lesbiennes, considérées comme des éléments asociaux, portent un triangle noir.
D’un autre côté, l’histoire du triangle rose pourrait aussi commencer à la fin des années 1960, lorsque des hommes gais allemands exigent que l’article 175 soit abrogé et que les gais et les trans ayant survécu à l’Holocauste nazi soient indemnisés.
Ou encore en 1979, lorsque la Coalition canadienne pour les droits des lesbiennes et des gais instaure la Journée du triangle rose, qui a lieu le 14 février de chaque année.

Ou encore en 1987, quand des militantes et militants de toute l’Amérique du Nord ajoutent le slogan « Silence = Mort » sur le triangle rose afin de demander un meilleur traitement pour les personnes vivant avec le VIH ou le sida.
Certains de ces faits historiques nous rappellent de prendre très au sérieux les menaces grandissantes qui pèsent sur la communauté LGBTQ. D’autres nous rappellent la formidable capacité de mobilisation et la grande fierté qui animent cette communauté. Tous s’imposent avec force à mon esprit.
Or, en cette Journée du triangle rose, je regarde à nouveau une photo de famille prise il y a 99 ans. On y voit ma grand-mère, alors âgée de 10 ou 11 ans, soit à peine moins que mes enfants aujourd’hui. Elle participe à une fête costumée en compagnie de sa cousine plus âgée, Lotte Eiffort. Lotte fait partie des 5000 personnes juives qui ont survécu à l’Holocauste en se cachant à Berlin.
Ma grand-mère a enfilé un corset noir sur un chemisier blanc. Lotte porte une cravate et une lederhose, culotte de cuir traditionnelle. Debout côte à côte, elles ressemblent vaguement à un couple typique du sud de l’Allemagne.
Au moment où cette photo est prise, en 1926, l’Institut de sexologie de Berlin fait d’énormes progrès dans les services et soins offerts aux personnes de genre et de sexualité minoritaires. Cet établissement est le premier au monde à réaliser des chirurgies d’affirmation de genre. Il s’associe également à la police de Berlin pour délivrer des certificats évitant aux personnes trans d’être arrêtées.
Quelques années plus tard, soit à peu près au même moment où les nazis perquisitionnent et ferment l’Institut de sexologie, ma grand-mère et sa famille proche quittent l’Allemagne pour toujours. À cette époque, Lotte est déjà enseignante dans un collège. Lorsqu’elle reçoit l’ordre de se rapporter aux autorités fascistes, ses amis et collègues la prennent à part et lui disent : « N’y va pas ; nous allons prendre soin de toi. » Ils lui procurent de nouvelles pièces d’identité et partagent leurs rations avec elle.
Les nazis n’imposent le triangle rose qu’aux personnes nées de sexe masculin ; Lotte étant une jeune femme, même dans l’éventualité de son appréhension, on ne l’aurait pas contrainte à porter cet insigne. Choisira-t-elle plus tard de l’arborer en solidarité avec le mouvement de défense des droits des gais et lesbiennes ? Je n’en sais rien.
Ce que je sais, c’est que l’histoire de Lotte hante mon esprit quand je vois les nouvelles vagues de transphobie et d’homophobie qui déferlent sur les États-Unis, le Québec, le Canada et toute la planète. Je pense bien entendu au courage manifesté par Lotte, mais je me dis du même coup que son courage aurait été inutile n’eût été celui de ses amis et collègues, qui ont compris la véritable nature des lois haineuses allemandes et qui, au péril de leur vie, ont refusé de s’y soumettre.
Voilà dès lors mon souhait pour les personnes LGBTQ et nos alliés partout dans le monde : puissions-nous avoir la même chance que Lotte. Puissions-nous avoir le même courage que les amis de Lotte.