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Comment la mésinformation entourant l’hormonothérapie substitutive a miné la santé des femmes
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
Il est facile d’oublier que les fondements de la mésinformation ont été jetés avant l’essor des médias sociaux. L’un des exemples les plus frappants est survenu dans le monde de la médecine, plus précisément en 2002, lors du lancement par la Women’s Health Initiative (WHI) d’une vaste étude nationale à long terme axée sur d’importants problèmes de santé vécus par les femmes ménopausées. On y abordait notamment les risques et les avantages de l’hormonothérapie substitutive, que des femmes suivaient pour atténuer des symptômes de la ménopause, comme les bouffées de chaleur, les sueurs nocturnes et les risques accrus d’ostéoporose, entre autres. Selon les résultats de cette étude, les femmes suivant une hormonothérapie substitutive présentaient un risque accru de cancer du sein.
Les médias se sont immédiatement emparés de ces conclusions alarmantes, suscitant peur, panique et confusion avec des manchettes telles que « Women Beware: HRT is Dangerous » (« Mesdames, prenez garde : l’hormonothérapie substitutive est dangereuse »). Du jour au lendemain, l’hormonothérapie substitutive est passée du statut de traitement recommandé à celui d’intervention perçue comme dangereuse pour la santé. Les médecins ont cessé de la prescrire et des millions de femmes ont brusquement arrêté de l’utiliser, croyant que leur vie était en danger.
Aujourd’hui, cet épisode est considéré par nombre d’expertes et experts comme l’une des pires campagnes de mésinformation de l’histoire de la médecine moderne.
Or, comme l’a révélé une analyse ultérieure de l’étude, les risques ont été mal présentés et mal compris. Tout d’abord, l’étude de la WHI se concentrait sur des femmes âgées, dont beaucoup avaient commencé l’hormonothérapie substitutive bien après la ménopause. Des recherches subséquentes ont clarifié le fait que cette thérapie, en particulier lorsqu’elle est entamée au début de la ménopause, peut être sûre et bénéfique pour de nombreuses femmes. En outre, aucune augmentation du nombre de décès dus au cancer du sein n’a été enregistrée au moment de la publication de l’étude de la WHI. Le même constat a été dressé 20 ans plus tard dans le cadre d’un suivi de la même cohorte. Mais le mal était fait. Aujourd’hui, une génération de plus de 20 millions de femmes a été privée de l’hormonothérapie substitutive et lutte contre des symptômes ménopausiques non traités.

La campagne de mésinformation entourant l’étude de la WHI n’est pas sans rappeler l’épidémie actuelle de fausses nouvelles qui sévit dans les médias sociaux : toutes deux exploitent les émotions pour déformer les faits, ce qui conduit à des prises de décision fondées sur la peur et à des préjudices à long terme. La peur déclenche une réaction de lutte ou de fuite dans le cerveau, qui peut l’emporter sur la pensée rationnelle. Lorsque les émotions prennent le contrôle, nous avons davantage tendance à relayer des affirmations sans les vérifier, ce qui entraîne un cycle où la mésinformation prend le pas sur le contenu factuel.
Tout comme la peur de l’hormonothérapie substitutive a poussé des millions de femmes à abandonner un traitement efficace, la peur suscitée par les fausses nouvelles transmises dans les médias sociaux a entraîné une méfiance généralisée à l’égard de mesures de santé publique cruciales. Prenons l’exemple du mouvement antivaccin, qui doit une grande partie de son élan à la diffusion virale d’affirmations erronées selon lesquelles les vaccins seraient à l’origine de l’autisme — une thèse qui a été complètement démentie, mais qui persiste en raison de son attrait émotionnel. Dans les deux cas, la diffusion rapide de fausses informations a entraîné des conséquences néfastes qui mettent en lumière la nécessité de mieux comprendre comment les émotions influent sur la manière dont nous traitons et transmettons l’information, qu’elle provienne d’une étude scientifique ou d’une publication dans les médias sociaux.
À la suite de la crise provoquée par l’étude de la WHI, les femmes se sont tournées vers des blogues, des articles d’opinion et même des récits anecdotiques pour obtenir des conseils. Ces récits personnels, souvent rédigés par des non-spécialistes, ont attisé les émotions. Ce phénomène reflète la façon dont les influenceurs des médias sociaux, dont beaucoup ne possèdent pas d’expertise, diffusent des informations erronées en matière de santé à des millions d’adeptes. Plus le contenu est émotionnel, plus il se propage rapidement, quel que soit son degré d’exactitude.
Que nous suivions l’actualité médicale ou que nous parcourions les médias sociaux, nous devons avoir davantage conscience des déclencheurs émotionnels qui façonnent nos décisions. L’incidence émotionnelle de la première vague de mésinformation sur l’étude de la WHI s’est avérée plus puissante que toute correction ultérieure : les femmes admissibles à l’hormonothérapie substitutive demeurent perplexes et hésitantes à ce jour.
Tout comme des études ultérieures ont permis de clarifier les véritables risques et avantages de l’hormonothérapie substitutive, il faut s’efforcer de dissiper la mésinformation en ligne sans simplifier à l’extrême les questions complexes en les réduisant à des phrases à forte charge émotionnelle telles que « l’hormonothérapie substitutive est à l’origine du cancer du sein ». Si nous voulons lutter contre la propagation des fausses nouvelles, nous devons commencer par comprendre la place qu’occupe l’émotion dans la trame des récits que nous racontons — et les choix que nous faisons en conséquence.