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L’antisyndicalisme d’Amazon s’inscrit dans une histoire
Cet articlé a été publié dans LaPresse.
Les dernières décennies ont vu les syndicats perdre du terrain au Canada et encore plus aux États-Unis, explique le professeur Steven High.
La décision d’Amazon de fermer sans préavis ses sept centres de distribution au Québec1, au lendemain d’une initiative de syndicalisation couronnée de succès, est un nouvel exemple de l’antisyndicalisme acharné des entreprises américaines.
L’extrême disparité des revenus que nous observons aujourd’hui est en grande partie attribuable à ce type de pratique antisyndicale désormais courante. Les entreprises peuvent ainsi non seulement discipliner leurs employés et les forcer à réduire leurs attentes, mais aussi pousser les gouvernements à abaisser l’impôt sur les sociétés et à alléger les réglementations coûteuses, sous peine d’en subir les conséquences. C’est l’une des raisons pour lesquelles on compte autant de milliardaires aujourd’hui, dont Jeff Bezos.
Les syndicalistes américains utilisaient l’expression « usines fuyardes » pour décrire les entreprises qui fermaient leurs portes pour se débarrasser des syndicats. Ce terme est tout à fait approprié.
Les employés se présentaient un jour au travail et trouvaient la porte de l’entreprise fermée ou le portail verrouillé. Au Québec et en Ontario, des lois ont dû être adoptées pour obliger les entreprises à donner un préavis. Les États-Unis, quant à eux, se sont fermement opposés à ce type de mesure.
Dans les années 1950 et 1960, de nombreux fabricants canadiens ont quitté les villes fortement syndiquées pour s’installer dans les petites communautés et les zones rurales où les salaires étaient moins élevés. Mais les syndicats les ont suivis, dans ce qui s’apparente à un vaste jeu du chat et de la souris.
Par exemple, la société Lowney’s Chocolates, fabricant de la friandise Cherry Blossom (un doux souvenir d’enfance pour beaucoup d’entre nous) – dont la production est désormais abandonnée –, a fermé en 1962 son usine montréalaise de Griffintown après l’implantation d’un syndicat, pour s’installer à Sherbrooke. Déterminé à ne pas se laisser faire, le syndicat local a suivi l’employeur et organisé les travailleurs de la nouvelle usine.
Les syndicats ont eu pour ainsi dire de la chance au Canada, car il n’y avait pratiquement pas de possibilité de se soustraire aux lois, le droit du travail étant plus ou moins le même dans tout le pays.
La Nouvelle-Écosse a toutefois fait figure d’exception en convainquant Michelin, entreprise française tristement célèbre pour son antisyndicalisme, de construire trois usines de pneus automobiles en 1971 en promettant d’empêcher les syndicats de s’implanter dans la province. Une loi spéciale a été adoptée, exigeant des syndicats qu’ils remportent un vote dans les trois usines simultanément pour être accrédités, ce qu’ils n’ont pas réussi à faire.
Un paradis non syndiqué
Les syndicats américains n’ont pas eu autant de chance. Le président Franklin Roosevelt a promulgué en 1935 la National Labour Relations Act (« loi nationale sur les relations de travail »), qui a grandement facilité l’organisation syndicale. Toutefois, le Congrès a ensuite adopté la loi Taft-Hartley en 1948, qui autorisait certains États à adopter des réglementations dites right-to-work (droit au travail) qui rendaient l’organisation syndicale considérablement plus difficile. Le sud des États-Unis s’est empressé de se prévaloir de ce droit et a offert d’énormes subventions publiques aux entreprises pour qu’elles y délocalisent leurs emplois. Ce procédé a favorisé l’industrialisation du Sud et largement contribué à la désindustrialisation de la région nord-est et du Midwest des États-Unis.
Un paradis non syndiqué s’est ainsi constitué, juste au bout de l’autoroute inter-États du pays.
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La situation n’a fait qu’empirer depuis les années 1980 avec la libéralisation du commerce mondial et le libre-échange. Les entreprises nord-américaines ont délocalisé une grande partie de leur production dans des pays à bas salaires.
Entre-temps, de nouveaux accords commerciaux ont été conclus, assortis de clauses visant à soustraire les investisseurs à toute ingérence démocratique dans l’économie et limitant les interventions fondées sur le respect des droits.
Ce ne sont pas les intervenants qui sont mauvais, mais le système.
Les agissements d’Amazon au Québec à la fin janvier sont monnaie courante aux États-Unis. Dans ce pays, le droit du travail offrait autrefois une certaine protection contre les employeurs qui fermaient leurs usines pour des motifs antisyndicaux. Mais même cette protection a été éliminée par la Cour suprême des États-Unis (par ailleurs progressiste), qui a rendu une série de décisions menant à l’arrêt First National Maintenance de 1981. Cet arrêt permet aux entreprises de fermer leurs portes pour n’importe quelle raison, ce qui fait entièrement fi du droit des travailleurs à se syndiquer.
Au cours des dernières décennies, les syndicats ont été pratiquement éviscérés. Selon Statistique Canada, le pourcentage de travailleurs syndiqués est passé de 38 % en 1981 à 29 % en 2022. Si ce pourcentage est encore plutôt élevé, c’est parce que 70 % du secteur public est syndiqué. La situation est bien pire aux États-Unis, où le taux de syndicalisation n’est plus que de 10 %. Là aussi, ce taux n’est aussi élevé que parce qu’un tiers du secteur public est syndiqué.
On peut bien sûr boycotter Amazon en réaction à sa récente décision, qui est déplorable. Cependant, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un problème généralisé. Si le droit à la syndicalisation a encore un sens, les entreprises ne devraient pas pouvoir plier bagage quand bon leur semble. Et c’est à nous qu’il revient de faire respecter ce principe.
Il est important de tirer les leçons du passé.