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La capitulation tranquille et le nationalisme économique de Kari Polanyi Levitt
Cet articlé a été publié dans Le Devoir.
J’ai grandi dans une famille de la classe ouvrière du nord de l’Ontario et, pendant mon enfance, beaucoup pensaient que le Canada était avant tout un pays de porteurs d’eau. Il faut dire que l’économie peu diversifiée de ma région natale la rendait particulièrement vulnérable aux décisions prises ailleurs, que ce soit à Toronto, à Montréal ou encore aux États-Unis.
En raison de la guerre commerciale et des menaces d’annexion de Donald Trump, les Canadiens constatent aujourd’hui les mérites du nationalisme économique des années 1960 et 1970, une période pendant laquelle beaucoup de gens au pays ont cherché activement à rompre notre dépendance économique à l’égard des États-Unis.
À cette époque, Montréal était au carrefour de multiples courants de nationalisme économique. Outre l’évident nationalisme québécois, on y trouvait aussi des influences caribéennes et anglo-canadiennes. Et personne n’a mieux incarné ces diverses influences que la Montréalaise Kari Polanyi Levitt, qui a fêté son 100e anniversaire il y a près de deux ans.
Économiste à l’Université McGill et fille du célèbre économiste politique Karl Polanyi, Mme Levitt a mené des recherches avant-gardistes sur les sciences sociales caribéennes et l’économie de succursales canadienne. Grâce à ses travaux de nature complémentaire, elle a pu dresser des parallèles entre l’ancien et le nouveau mercantilisme, un modèle où les ressources sont extraites dans les régions au profit du pôle métropolitain.
Pour Mme Levitt, les plantations, comme on en trouvait dans les Caraïbes au XVIIIe siècle, et les succursales de multinationales américaines établies en sol canadien au XXe siècle sont deux manifestations du même système mondial qui inféode d’immenses étendues de la planète. Dans ce système, les régions périphériques sont intégrées de manière à servir les grands intérêts de tiers, ce qui freine ou handicape le développement industriel des régions, avec comme corollaire soit un sous-développement, soit une industrialisation captive.

Bien peu vont nier le caractère unilatéral du colonialisme européen ni le fait que l’ancien mercantilisme a extrait de la valeur par des formes d’exploitation extrêmes qui ont conduit au sous-développement et à l’épuisement des ressources. En étendant le concept du mercantilisme aux activités contemporaines des multinationales établies pour la plupart aux États-Unis, Mme Levitt a soulevé des questions essentielles sur le nouvel ordre mondial qui prenait forme dans les années 1960 et 1970. Cette remise en question arrivait à point nommé, car l’inquiétude mondiale envers l’énorme pouvoir des multinationales américaines a atteint son paroxysme dans les années 1970. Mais jamais les préoccupations n’ont été aussi grandes qu’au Canada, où les investissements directs américains ont dépassé ceux de l’ensemble des pays européens.
Mme Levitt commence à étudier l’économie de succursales au milieu des années 1960 quand l’un de ses amis, le philosophe Charles Taylor (qui corédigera plus tard le rapport Bouchard-Taylor), lui demande de mener des travaux de recherche pour le compte du Nouveau Parti démocratique fédéral. La présentation de ses travaux au conseil national du parti soulève un enthousiasme généralisé, y compris de la part du chef du NPD d’alors, Tommy Douglas.
Forte de cet accueil chaleureux, Mme Levitt développe sa pensée dans un long article qui paraît dans New World Quarterly, revue caribéenne traitant d’économie et de politique, puis en 1970, dans l’ouvrage intitulé Silent Surrender. Intitulée La capitulation tranquille et préfacée par Jacques Parizeau, la traduction de ce livre sort trois ans plus tard. Mme Levitt s’inspire de la théorie de la dépendance, qui gagne en popularité en Amérique latine et dans les Caraïbes à cette époque, ainsi que de la thèse des denrées de l’économiste politique canadien Harold Innis, pour proposer aux nationalistes canadiens et québécois un cadre qui leur permettrait de comprendre les structures sous-jacentes de l’économie et la répartition inégale du travail à l’échelle internationale.
C’est pendant ses études supérieures à l’Université de Toronto que Mme Levitt se frotte pour la première fois aux idées d’Innis et qu’elle lit ses volumineux ouvrages sur les pelleteries et l’halieutique. Innis y montre comment la production de denrées entrave le développement de l’industrie manufacturière secondaire.
Si Mme Levitt soutient que l’économie est d’abord rurale, c’est parce que les filiales et succursales d’entreprises étrangères règnent sur les secteurs de l’industrie manufacturière et des ressources naturelles. Or, elle ne se contente pas d’avancer que le Canada est dans un état de dépendance industrielle, mais elle soutient également que le pays tire son sous-développement de sa dépendance économique à la Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Nuançant son analyse, elle fait aussi remarquer cependant que le Canada est à la fois un pays colonisateur et colonisé.
L’ouvrage trouve écho auprès des nationalistes québécois et canadiens. Pour Jacques Parizeau, ce livre confirme que le Québec doit intervenir directement dans l’économie afin d’éviter que son développement soit tributaire des priorités de multinationales étrangères présentes dans des dizaines de pays.
À la gauche de l’échiquier politique, les nationalistes québécois adoptent progressivement un discours de décolonisation. Ils sont en cela imités par de nombreux Canadiens anglais qui, à Montréal et ailleurs, se tournent vers un nationalisme de gauche en réaction à la domination croissante des États-Unis. Comme le note un commentateur de l’époque, l’ouvrage de Mme Levitt représente ce que « le mouvement de libération nationale du Canada attendait ». Même les syndicalistes québécois s’emparent de l’ouvrage, le leader de la CSN Michel Chartrand publiant des extraits de La capitulation tranquille dans un brûlot syndical.
C’est également à Montréal à cette époque qu’on commence à réfléchir à l’avenir des pays anglophones des Caraïbes, qui cherchent alors à se constituer en tant que nations. Les travaux de Mme Levitt au sein du New World Group, regroupement d’intellectuels nationalistes des Caraïbes, sur les conséquences néfastes de l’esclavage et de l’économie de plantation sur le développement de la région marquent fortement les esprits là aussi.
Alors que nous cherchons à repenser notre économie pour contrer le terrorisme économique de Donald Trump, il serait sans doute judicieux de remettre à l’ordre du jour l’analyse critique de Kari Polanyi Levitt et les perspectives d’autres nationalistes de gauche, qui nous ont mis en garde contre les périls de la dépendance économique.