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CHALEUR; Rythme, mouvement et urgence en suspension

Par Emiliano Guevara

Au-dessus de l’obscurité qui s’étend sur les pistes de danse vides, on n’aperçoit que 

la lueur
rouge
des panneaux d’urgence.

[Entrée]

L’heure de la dernière tournée est passée. Les têtes échauffées et les danseur.euse.s solitaires errent, tel le corps misérable d’une espèce entière, suspendu entre l’air et le mouvement achevé du soleil, après s’être approchés de leur but, mais sans l’avoir atteint. 

Cette scène métaphorique de mouvements désœuvrés offre une représentation fidèle d’un monde en érosion et de son rythme décadent. La plupart des œuvres de cette exposition sont présentées comme des questions radicales sur le mouvement, la transformation et l’incarnation de la condition contemporaine, auxquelles elles évoquent inconsciemment  l’alerte de notre urgence thermique. Cette prétendue « condition contemporaine » est définie par des mouvements d’épuisement mortel, de désespoir accumulé et de désir machinal. Dans toutes les œuvres, la possibilité des au-delà passés outre cet épuisement existentiel reste latente. Cet essai aborde  trois œuvres  présentées dans l’exposition urgences incarnées, qui portent un regard critique sur le mouvement contemporain et incitent à le repenser radicalement. 

(Out)Body (2023) de Kat Barr, est une toile monochrome rouge qui représente un jeu de miroir reproduisant les dynamiques du voyeurisme et de la consommation corporelle propres aux expositions muséographiques. L’œuvre est suspendue dans la vitrine extérieure de la galerie, observant les déplacements sur la rue Sainte-Catherine. La sculpture de Cassi Camille, intitulée Self-preservation, an act of political warfare (2023), pose une question aux répercussions ontologiques : le mouvement lui-même peut-il être corrompu? Celle-ci se penche sur le processus politique visant à libérer le mouvement de sa maladie chronologique :  se mouvoir dans l’autrement. Ici, la retenue et la danse, deux tactiques rituelles consacrées à l’altération du mouvement, rappellent des techniques primordiales pour projeter et inspirer le changement. S’inspirant des notions similaires de mouvement et de transformation, Seeds of Hope (2023), de Jorge Lopera, est une céramique qui cherche à transformer des états d’urgence en nouveaux contextes d’émergence. L’œuvre offre une réflexion encourageante sur l’illusion de l’intégrité, qui réside dans la perte et la réunification du corps, de la terre et de la technique, centrant  centrant les  croyances et la réconciliation en tant que forces directement alimentées par les cycles génératifs de la Terre. Chacune de ces trois œuvres propose une  parallaxe – et une possibilité derrière le mirage qu’elles projettent – des systèmes traditionnels de production et d’échange de la valeur, qu’elle soit agricole, muséographique ou chorégraphique, remettant en question le pouvoir-en mouvement et ses altérations.

Close up image of the painting (Out)Body. A naked non-binary human is posing in an empty red room which we can only see a corner section. There facial expression is defiant. Kat Barr, 2023, oil paint on wood, 30” x 24”. Photo Credit Courtesy of the artist
Documentation of (Out)Body. A naked non-binary human is posing in an empty red room which we can only see a corner section. There facial expression is defiant. Kat Barr, 2023, oil paint on wood, 30” x 24”. Photo credit: Josh Jensen

(Out)Body

Suspension du regard; suspension de l’échange (vision et consommation)

Le titre de l’œuvre, (Out)Body, suggère déjà que celle-ci dépeint une sorte d’extériorité corporelle; une incarnation non-alignée; une anatomie négative. Le.a spectateur.trice est attiré.e aux coins d’une pièce saturée de rouge, seul.e avec une figure nue qui le.a fixe en retour. Le rouge étant diffusé irradie un environnement pictural de cloisonnement claustral, le corps nu étant placé entre le spectateur et le coin de la pièce. Durant cette rencontre étouffante où le.a spectateur.trice et le sujet du tableau se dévisagent, une relation visuelle d’intérêt incertain s’établit. 

L’image évoque trois types de séparations et d’animations perceptives : la suspension, la réflexion et la transition. En ce qui concerne la question de la chaleur, nous devons d’abord connaître certains motifs persistants dans les travaux de l’artiste : la structuration abstraite, les paysages de formes et la diffusion monochromatique. Ces motifs apparaissent comme des méthodes de figuration dans lesquelles la couleur devient l’environnement, et la forme se distingue souvent par un bruit ressemblant à une coloration thermographique, comme vue à travers les lentilles d’une caméra infrarouge. Autrement dit, la notion de l’espace s’appuie sur la notion de la température, laquelle est définie par l’effet infrarouge de la lumière, qui rayonne à la fois sur le corps et l’espace. Enfin, il s’agit de mettre en relation ces affects au contexte externe de l’œuvre : une exposition qui traite de l’organisation économique des corps en mouvement découlant de l’urgence de l’épuisement.

L’œuvre de  Barr aborde directement le regard et la question fondamentale de la consommation du corps au sein du  capitalisme, en particulier dans la création et la perception des corps dans l’art en tant que forme d’échange commercial et spirituel. Cela rappelle l’idée du regard muséographique, qui établit les lignes directrices d’un échange capitaliste parfait, mais totalement déséquilibré : lorsqu’on pénètre dans la galerie, on exige quelque chose de l’œuvre, sans s’attendre à donner  en retour. Des œuvres d’art comme celles-ci nous suggèrent que le contraire pourrait être plus vrai. Pour définir le type d’échange en jeu dans (Out)Body, il ne faut pas concevoir la peinture comme une œuvre qui donne, mais plutôt comme une œuvre qui prend. Elle  exige de l’audience , avec une intention dérangeante, qu’il pose un geste particulier, violent, mais néanmoins affirmatif : d’où l’idée de réflexion. Et s’il semble évident, au début, que le.a spectateur.trice est placé dans une relation de vulnérabilité avec la figure, plus ceux-ci se regardent, plus la nature de cet échange visuel devient incertaine et déroutante. En observant sa forme, nous en devenons le miroir. Notre propre constitution  est remise en question. Pendant un instant, nous devenons aussi fragiles qu’iel. 

Detailed of Self-preservation, an act of political warfare showcasing a woman dancing Cassi Camille, Self-preservation, an act of political warfare, 2023, Reduction-fired stoneware, ash glazes, 20" x 20" x 60" . Photo credit: Josh Jensen
Tall ceramic sculpture with relief details and an earthy color palette standing on a plinth. The sculpture is divided in four sections vertically, looking like vases stacked on top of each other. They depict individuals who are Afro-descendant resting, dancing, and performing other forms of self-care. Cassi Camille, Self-preservation, an act of political warfare, 2023, Reduction-fired stoneware, ash glazes, 20" x 20" x 60" . Photo credit: Courtesy of the artist

Self-preservation, an act of political warfare

Suspension du travail; suspension de l’accumulation de mouvement, révolution et altération du mouvement.

Self-preservation, an act of political warfare, de Cassi Camille, propose un détour philosophique intéressant, car l’œuvre soulève la question de la guerre comme élément de la lutte pour l’autopréservation dans un contexte méthodologique de décélération. La technique de cuisson du grès en réduction repose sur un processus de pression accélérée par la chaleur et le refroidissement. En tant que matériau, la céramique incarne la notion de décélération à l’échelle particulaire. Sur le plan conceptuel, Camille s’interroge sur la politique du mouvement dans notre société postindustrielle en recherche constante d’efficacité et de productivité, où la frontière entre la vie personnelle et le travail  s’est estompée. Lorsque le mouvement devient vorace, le repos en tant que geste politique devient une considération nécessaire à la survie.

À leur niveau le plus fondamental, les techniques d’altération du mouvement cherchent à rompre avec l’inertie d’un mouvement révolutionnaire, à perturber l'ordre préformé. Le repos, comme  méthode de retenue et moyen d’autopréservation devient essentiel pour rompre  l’inertie du mouvement postindustriel et capitaliste. Ainsi, l’aspect philosophique de la guerre proposé par l’œuvre nous oblige d’abord à abandonner l’idée fantasque d’une révolution historique, et à repenser la révolution comme une phénoménologie de la récurrence, des perspectives orientées et des apparitions partielles reliant l’individu à la dimension cosmique. 

L’œuvre intègre deux contre-tactiques de mouvements percutants. D’une part, la danse (en tant que libération radicale de l’utilité), et d’autre part, la récurrence du mouvement circulaire continu (récurrence métacinétique et l’impossibilité d’un tout). Dans la plupart des cosmologies, en particulier celles des cultures non occidentales, les mouvements cosmiques ne progressent pas de façon linéaire ni cumulative, mais plutôt en circuit. Le concept de révolution tel qu’il se manifeste dans la sculpture de l’artiste  n’est pas seulement conceptuel, mais aussi perceptuel : Self-preservation, an act of political warfare doit être examinée d’un point de vue révolutionnaire pour être comprise. Orbitant autour du périmètre de l’œuvre, le.a spectateur.trice ne peut jamais saisir la totalité de son image, qui ne peut être vue pleinement qu’au zénith d’une révolution. 

Le lien conceptuel entre la guerre, la danse et le repos n’est pas à négliger. La guerre constitue la progression absolue de tous les affects vers leur propre destruction (la fin accélérée des sujets, des objets et du temps lui-même); et le repos est l’affect indiquant une désamination en une sorte d’action suspendue : la retenue. En ce sens, résister ne consiste pas à prendre du recul par rapport au mouvement, mais à évoluer en sens inverse – à résister dans un rythme syncopé. N’oublions pas que la résistance au mouvement en tant qu’action politique n’est pas nouvelle; il s’agit depuis longtemps du principe sur lequel reposent la grève et l’occupation. Le repos devenant  une fragmentation du temps n’est pas un phénomène récent.  

Dans un monde abandonné à son propre mouvement, quelle sorte de geste  réside dans l’espoir? Dans quelles directions nous animons-nous et nous reposons-nous?

The documentation of  Seeds of Hope shows a small grouping of  small groupings of black and white glazed earthenware with gold luster displayed outside and inside the cacao bean. We can see the interior of the bean which is black with gold luster streaks and its white matte exterior. Along side the ceramic vessel there is a white matte ceramic leaf shaped piece with holes echoing the shape of the beans. Jorge Lopera, Seeds of Hope, 2023, white earthenware, luscious black and maiolica glaze, rutile oxide and gold luster, 5” x 11” x 6”. Photo credit: Courtesy of the artist

Seeds of Hope

Suspension de l’aube nécropolitique; désuspension de l’espoir; équilibre (catharsis, résilience, rédemption dans le sol)  

Catharsis, métamorphose, rédemption, résilience; autant de mots qui n’ont pas de relation apparente, mais qui deviennent des propositions substantielles lorsqu’ils entrent dans le domaine sémantique de la transformation. Ces concepts sont abordés et constamment repensés dans l’œuvre de Jorge Lopera, un artiste colombien multidisciplinaire dont le travail porte sur la décomposition conceptuelle de la nature et de la technique. Seeds of Hope (2023) est une œuvre qui attire l’attention sur le potentiel générateur du sol en s’interrogeant sur la possibilité de revendication et d’émergence en plein désespoir omnicidaire.

L’œuvre en céramique de  Lopera, inspirée du cacaoyer, est composée de fèves de cacao, de l’exocarpe d’une fève et d’une feuille percée en forme de graine. Elle fait référence à un moment particulier de la transformation agricole en Colombie, à une époque où la guerre des narcotrafiquants et les conflits paramilitaires qui pesaient sur le territoire avaient entraîné l’effondrement apparemment irréversible de ce dernier et de sa population. Dans le but de renverser les relations économiques et politiques qui rendaient les agriculteurs dépendants de la culture de la coca, le gouvernement colombien a conçu un plan de réintégration agricole visant à remplacer la culture de la coca par celle du cacao.

Les répercussions de cette stratégie élucident une considération ontologique : le bien-être d’une population est intrinsèquement fondé sur la préservation et l’organisation politique de son territoire; et ce n’est qu’en réévaluant consciemment ces relations qu’une revendication politique, économique et sociale peut se produire. C’est à partir de ce virage cosmopolitique que nous sommes entraînés dans le domaine conceptuel de la transformation et de l’émergence imaginé si brillamment par Seeds of Hope : ici, les mouvements de changement et d’espoir sont métaphoriquement incarnés sous la forme de la fève et de la coque, qui symbolisent la croissance et la prévoyance. 

Dans sa matérialité, Seeds of Hope présente un exemple de poièsis, une révélation technique qui met en évidence un mode d’existence  et qui nous permet de tisser, une fois de plus, les notions de temps, de température et de rythme. La chaleur constituante et le refroidissement qui vitrifie l’argile sont deux  processus en devenir  élémentaires à sa composition. Lopera explique que le refroidissement exige soin et patience, car si la céramique  est sortie du four trop rapidement, le changement radical de température la fera éclater. Lorsque je l’ai interrogé sur la signification intrinsèque de cette démarche  matérielle , il   a répondu : « Comme pour tout, il s’agit de respecter les processus cycliques, sans quoi il y a un déséquilibre i. » Sur cette notion de « respect », l’idée de « cycle » – qu’on retrouve aussi dans l’œuvre de Camille – devient primordiale. D’une part, parce qu’elle exprime le point où les « processus cycliques » naturels et humains sur le plan technique ne font plus qu’un; d’autre part, parce que l’idée de « respecter un cycle » signifie essentiellement que la pensée et l’impulsion humaines sont remises en question par une temporalité insoutenable. 

Detail documentation of installation in the main space. From left to right: Jorge Lopera, Seeds of Hope, Clara-Jane Rioux Ficet, vestiges de nos déshabillements, Cassi Camille, Self-preservation, an act of political warfare, Catherine Desroches, déliaison du corps contre le ciel, Lucy Gill, Mastication Main space documentation. From left to right: Jorge Lopera, Seeds of Hope, Clara-Jane Rioux Ficet, vestiges de nos déshabillements, Cassi Camille, Self-preservation, an act of political warfare, Catherine Desroches, déliaison du corps contre le ciel, Lucy Gill, Mastication.

Bon nombre des œuvres d’art exposées proposent des explorations viscérales du corps en tant qu’espace et de l’espace en tant que corps; mais surtout, elles tracent le rythme auquel la pulsation et le confinement spatial deviennent une synchronie fatale. Si l’exposition de l’année dernière, intitulée Une anatomie de la bienveillance apocalyptique (2023), invitait à reconsidérer l’objet et la sensibilité corporelle à travers un interprétation  optimiste de la réflexion apocalyptique, l’exposition de cette année fait progresser la quête anatomique (la représentation structurelle des systèmes biologiques) au-delà de l’intégrité compromise du corps : la désincarnation, le cannibalisme, l’ecdysis, les excroissances, les motifs abstraits, la sublimation et la métamorphose sont autant de transitions incarnées que l'on retrouve en ces oeuvres. 

Dans un monde en chute libre où tous les mouvements semblent désormais affligeants, prendre du recul pour examiner nos trajectoires, nos empreintes, nos directions et scruter la Terre percée équivaut à examiner une carte composée de  néants. Et pourtant, c’est là que réside le potentiel cartographique de cette exposition, dont les œuvres d’art permettent de tracer entre elles des échappatoires conceptuelles. Des mouvements nés de l’urgence. 

[Fuite]

Mais n’oubliez pas ce qu’on dit, 

La dernière danse,

On la danse seul.e. 

Remarque:

La question de l’art et de l’urgence obéit par principe au même animisme anthropomorphique à partir duquel la plupart des cosmovisions idéalisent que toute chose se dirige vers quelque chose au nom de sa propre raison. Cette notion de mouvement vers la raison est en effet à la base de la présomption privilégiée de l’art d’être l’incarnation matérielle de l’intellect le plus brillant de l’humanité en mouvement, qui suit toujours les causes sensées et recherche la nouveauté. Bien sûr, tout art est l’émergence frénétique d’un mouvement et d’un désir déraisonnables, mais en ces temps de capitalisme tardif, le rôle de l’art et la phénoménologie du mouvement (de même que leur relation) ont été remis en question pour comprendre quel type de mouvement nous a fait adhérer à un système d’automatisation déraisonnable et avide des objets, des corps et de leurs affects; détournés vers des courants accélérés de valeur abstraite, produits sans égard à la viabilité et à la durabilité, et sans autre fin plausible que l’épuisement, ce qui mène à une dysmorphie du monde motorisé. Les réinventions résistantes, comme celles suscitées par la collection d’œuvres de cette exposition, naissent de manière presque pathologique, remontant aux réflexions primitives sur le rythme et récupérant ses propriétés d’organisation métaphysique. La question du rythme est essentielle à notre condition contemporaine, en partie parce qu’elle nous permet de reconnaître une synchronie fragmentée de notre expérience du monde. Ce faisant, cela remet en question notre conception anthropomorphique du mouvement raisonnable, et c’est là que l’art, agissant au nom des objets et des événements rassemblés dans cette exposition, se remet en mouvement; moins comme un reflet et plus comme un mirage à la recherche d’une reconstitution insoutenable au-delà du corps. 

Ces œuvres d’art incarnent souvent des transitions corporelles implosives : la désincarnation, le cannibalisme, l’ecdysis, les excroissances, les motifs abstraits, la sublimation et la métamorphose. 

Dans un monde en chute libre où tous les mouvements semblent désormais affligeants, prendre du recul pour examiner nos trajectoires, nos empreintes et nos directions et scruter la Terre percée équivaut à examiner une carte de néants. Et pourtant, c’est là que réside le potentiel cartographique de cette exposition, dont les œuvres d’art permettent de tracer entre elles des échappatoires conceptuelles. Des mouvements nés de l’urgence. 

[i] Jorge Lopera en conversation avec l'auteur, janvier 2024.

À propos de l'auteur

Emiliano Guevara est un écrivain et un chercheur en devenir qui œuvre à la croisée de l'imagination critique et de l'expérience esthétique radicale. Son écriture s'inspire de détours littéraires, philosophiques et conceptuels, rendus possibles par l'analyse expérimentale d'œuvres d'art, de récits ou de tout autre objet de réflexion chargé d'implications créatives. Emiliano est un étudiant de premier cycle à l'Université Concordia, où il terminera bientôt son baccalauréat en communication et en études culturelles. Il est également un chercheur dans le programme d'études transdisciplinaires du New Centre for Research & Practice. Ses contributions éditoriales incluent TUNICA magazine, le Journal d'histoire de l'art de premier cycle de l'Université Concordia et le catalogue USE 2024 de la Galerie FOFA.

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