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Traces cycliques

 par Raviya Azad

Que se passerait-il si nous trahissions notre fidélité à l’avenir? N’étant plus pressé.e.s par l’urgence de rattraper une réalité lointaine, nous serions plus profondément à l’écoute du moment présent; de notre environnement et de ses réalités matérielles. Des processus latents et cycliques émergeaient subtilement et nous suivrons les traces qu’ils laissent. Nous ralentissons suffisamment pour percevoir un mouvement, apercevoir une silhouette, sentir une bouffée d’un parfum ambiant. 

Les œuvres d’art présentées dans le cadre de cette exposition éclipsent cette urgence, née de l’incessante marche vers la modernité, tournée vers l’avenir.  En proposant une manière de voir et de faire qui s’inscrit dans la lenteur du présent, les œuvres : And the suspicion arises that even the zebra was not designed for our benefit (2024), vestiges de nos déshabillements (2022) et déliaison du corps contre le ciel (2022) rendent perceptibles les cycles de la vie quotidienne qui se perdent dans le tumulte de nos vies pressées. 

Les artistes s’interrogent sur les traces laissées par nos déplacements dans le monde : notre relation aux déchets, les particularités de nos espaces personnels et les vestiges d’un processus créatif. Ces fils conducteurs sont le point commun entre les œuvres du collectif Zebras (composé de Yann-Marc Pignard et Rianna Huynh) et celles des artistes Clara-Jane Rioux Fiset et Catherine Desroches. 

Details de l'oeuvre And the suspicion arises that even the zebra was not designed for our benefit.
Documentation détaillée Zebras Collective, And the suspicion arises that even the zebra was not designed for our benefit.

Au cœur de l’hiver, dans la cour en béton de la galerie, se trouve un ensemble d’objets glacés : d’un blanc givré et translucide avec des teintes discrètes de rouge et d’orange. De loin, elles semblent former un ensemble de figures non identifiables, mais lorsque l’on se rapproche, l’on reconnaît des formes familières. Au travers de la glace, on peut distinguer les arêtes striées d’un contenant de repas à emporter, le goulot allongé d’une bouteille de jus d’orange, ou la forme cylindrique d’un gobelet à café jetable. Les emballages en plastique à usage unique servent de moules à plusieurs sculptures en glace et en agar-agar. 

À l’intérieur des sculptures de glace, des cristaux forment un maillage d'aiguilles et de motifs surprenants et dispersés. Ces représentations fragiles et éphémères de nos déchets se fondent dans l’environnement urbain, où leur beauté est magnifiée. 

And the suspicion arises that even the zebra was not designed for our benefit (2024) est le fruit d’une collaboration entre deux artistes : Yann-Marc Pignard et Rianna Huynh. Iels ont collaboré dans la création de cette œuvre extérieure demandant l’ajout quotidien d’objets en glace et en agar-agar sur une période de quelques semaines. Le public est également invité à déplacer et à toucher l’œuvre. 

Cette installation constitue une méditation à la fois délicate et acerbe sur l’accumulation des déchets dans notre vie quotidienne. Cette exposition, située à l’extérieur de la galerie, expose les sculptures de glace à leur éphémérité et contredit leur matériau d’origine puisqu’elles ne conserveront leur forme initiale que jusqu’à la fin de la saison froide. Ce geste comporte une certaine austérité, puisqu’il amène à s’interroger sur ce qu’il adviendra des objets en plastique à partir desquelles les sculptures sont moulées. Combien de temps vont-elles continuer à subsister? 

Malgré la simplicité de l’œuvre, les questions qu’elle soulève sont complexes, cruciales et pointues. Elle nous invite toustes, passant.e.s fugaces ou spectateur.trice.s attentif.ve.s, à examiner d’un œil critique les déchets que nous accumulons. Quels sont les cycles de vie des objets que nous utilisons et comment assumons-nous notre responsabilité collective à leur égard? 

Les préoccupations des artistes entourant les déchets plastiques sont matérialisées de manière sensible en prenant des formes qui, comme le décrit Rianna Huynh, « sont statiques, mais vivantes »i . Puisque ces sculptures éphémères sont à découvert et vulnérables dans le paysage hivernal, elles fondront, gèleront, fondront à nouveau, changeront de forme, puis finiront par disparaître. Comme le souligne Yann-Marc Pignard : « le cycle de vie linéaire des emballages à usage unique est magnifié par le temps naturel et cyclique ii. » 

Installation view of vestiges de nos déshabillements

 

De la même manière, l’artiste Clara-Jane Rioux Fiset ralentit le temps avec une œuvre qui s’engage dans un processus d’observation du banal. Dans vestiges de nos déshabillements (2022), Clara-Jane Rioux Fiset a entrepris un processus de documentation riche et rigoureux de ses moments passés dans des salles de bain. Cet endroit est devenu un lieu d’enquête sur l’intimité, la vulnérabilité et le corps. 

 Rioux Fiset a une attirance pour l’espace de la salle de bain, en raison « du sentiment de confrontation qu’il peut susciter en nous-mêmes (…) un espace où nous pouvons nous mettre à nu » iii. Pour l’artiste, l’installation constitue un journal tactile retraçant ses intrigues et déambulations : en observant l’usure, l’accumulation de la saleté et de la crasse, les variations dans la conception et les habitudes de ses utilisateur.trice.s. 

Pendant deux mois, Rioux Fiset a photographié divers carreaux de salle de bain, tout en collectant également du papier de toilette provenant de différentes salles de bain publiques et privées. Certains de ces échantillons ont servi à créer de la pâte à papier, ensuite utilisée pour constituer le support sur lequel les images ont été imprimées. Ces images sont ternies et bleuies après avoir été photocopiées à plusieurs reprises, comme si elles avaient été décolorées par le soleil. 

Les autres échantillons de papier de toilette ont été plastifiés, annotés, puis classés par ordre alphabétique dans une boîte à cartes de visite posée sur une table en bois, ouverte pour que les visiteur.euse.s puissent l’examiner. Plusieurs pièces en céramique réalisées par l’artiste sont également exposées : un bouchon de baignoire et sa chaîne serpentent le sol sur lequel repose aussi un quadrillage délicat ressemblant à des carreaux de faïence. 

Ce processus d’observation soutenue aboutit à une installation qui fonctionne comme un catalogue de ces moments passés dans une salle de bain. L’œuvre semble préoccupée d’honorer une banalité profonde et le geste d’archiver rend précieuse l’attention portée à cet espace négligé, pourtant familier et intime. 

Le temps qui passe laisse des traces qui sont révélées par la détérioration et ces marques se superposent au sein de l’œuvre de l’artiste. L’irrégularité des fibres du papier interfère avec les images, et tout comme les éléments en céramique d’une salle de bain, le processus de photocopie les uses. 

Détail du vestige de nos déshabillements présentant des échantillons de papier hygiénique plastifiés, annotés et classés par ordre alphabétique dans une boîte de cartes de visite posée sur une table en bois, ouverte à la découverte des visiteurs.
Moulage en bronze détaillé en forme de goutte d'eau, encastré dans des dessins collés sur du contreplaqué.

L’œuvre de Clara-Jane Rioux Fiset s’apparente à celle de Catherine Desroches, puisqu’elles cultivent toutes deux une attention sacrée à leur environnement par l’intermédiaire d’une démarche immergé dans la répétition.  Desroches entreprend une exploration poétique du cycle de vie de la fonderie, ce qui a donné lieu à la création d’une œuvre entremêlant sa pratique du dessin et de la sculpture. 

déliaison du corps contre le ciel (2022) est un dessin sur du papier journal plaqué sur un panneau de bois à l’aide de colle d’amidon de blé. En son centre se trouve une pièce de bronze en forme de larme, logée dans une niche carrée intégrée au panneau de bois, elle porte des légères marques de la main de l’artiste. 

L’œuvre de Desroches manifeste une sensibilité puissante à l’égard des matériaux et de leur contexte. Le dessin est créé à partir de résidus du processus de fonderie, comme de la poussière de moulage à la cire perdue, des cendres de four de potier et du graphite. Tous ces éléments sont réunis pour former une accumulation dense et orageuse de marques sur le papier journal. Les lignes répétitives vibrent parmi les nuages de poussière et de cendre qui s’accumulent sur la surface. 

À mesure que l’œil du spectateur.trice  se déplace continuellement sur le panneau, l’énergie subtile, mais dense de sa création émerge. Des traits de fusain balayent le papier journal quadrillé et en regardant de plus près, l’on peut discerner des empreintes de doigt et les gestes rapides de la main. 

Desroches est en communion avec la matérialité cyclique de la fonderie; en créant sa larme de bronze, l’artiste donne une seconde vie aux résidus du processus de fonderie. « La larme de bronze constitue un cœur symbolique placé au centre de ce grand dessin,» explique Desroches; « [un] corps né en partie de la spécificité du matériel du cycle de vie des activités de la fonderie. Ainsi réunis, ce noyau-larme et ce corps-dessin se rapportant à la réalité physique et temporelle de la fonderie iv. » 

Par l’intermédiaire de cette synthèse, le dessin de l’artiste ne se contente pas de refléter le processus de la fonderie, il s’y intègre. Son cycle de vie est omniprésent et vivant, les vestiges de la fabrication de la larme de bronze saturent le dessin en lui-même. La larme et le dessin proviennent de l’un et de l’autre et deviennent l’un et l’autre.

 

Plan de documentation de l'œuvre d'art déliaison du corps contre le ciel. L'œuvre est appuyée sur un mur blanc. L'œuvre est soutenue par une rainure en bois. Des dessins abstraits au graphite et au fusain sont montés sur des panneaux de bois. Un petit objet en bronze en forme de larme est niché dans une petite enclave parmi les dessins au milieu de la partie droite de l'œuvre.

Dans son texte paru en 1967, La société du spectacle, Guy Debord écrit : « la société qui sépare à la racine le sujet et l’activité qu’elle lui dérobe, le sépare d’abord de son propre temps v. »  Dans une telle société, l’individu est privé de son travail et de la maîtrise de son temps. Le parasitisme de la linéarité du temps provient d’une société plongée profondément dans l’illusion de la production et de la consommation, pieds et poings liés par ses propres notions de progrès. 

Comment pouvons-nous alors échapper à cet emprisonnement du temps? L’art devient une échappatoire possible, celui qui détourne le regard linéaire, axé sur la production pour incarner un regard contemplatif et circulaire. La fugacité de And the suspicion arises that even the zebra was not designed for our benefit l’incarne en ne laissant aucune trace et en résistant ainsi à la marchandisation. N’agissant plus sous le couvert d’une Terre aux ressources infinies, nous constatons qu’en étant à l’écoute du présent, nous ne pouvons pas négliger l’urgence de corriger notre relation avec la consommation et les déchets. 

Les œuvres d’art de Clara-Jane Rioux Fiset et de Catherine Desroches sont également résistantes et profondément contemplatives. Elles luttent contre la marchandisation de la vie en tournant leur regard vers des matériaux et des processus négligés, mis en valeur avec beaucoup de soin. Clara-Jane Rioux Fiset réinvente la salle de bain, un espace souvent négligé, tandis que Catherine Desroches mène un travail de méditation intense sur les matériaux mis au rebut. 

Avec ces matériaux et espaces, les artistes travaillent dans la répétition. Il ne s’agit pas d’une répétition inconsciente qui crée une habitude ni de la répétition abrutissante d’un travail aliéné, mais d’une répétition consciente et méditative. Une répétition qui modifie l’état d’esprit de la personne qui en est à l’origine vi.  

Quel changement cet acte provoque-t-il chez l’artiste? Catherine Desroches propose une réponse : « pour confirmer la certitude d’être dans le monde, d’y appartenir, et que le fait d’y participer est un remède... pour corriger et inverser la pauvreté de ma vie moderne et verticale…vii ».

Peu à peu, l’hostilité d’un avenir imminent et la course désespérée à la productivité sont remplacées par le calme du moment présent, qui submerge et émerveille. 

[i] Rianna Huynh en conversation avec l'autrice, août 2023. Traduit de l’anglais par les services de traduction de Concordia.

[ii] Yann-Marc Pignard en conversation avec l'autrice, août 2023. Traduit de l’anglais par les services de traduction de Concordia.

[iii] Clara-Jane Rioux Fiset en conversation avec l'autrice, août 2023. Traduit de l’anglais par les services de traduction de Concordia.

[iv] Catherine Desroches en conversation avec l'autrice, août 2023. Traduit de l’anglais par les services de traduction de Concordia.

[v] Guy Debord, La société du spectacle, trad. Ken Knabb (Londres : Rebel Press, 2005). 73-76, 87-92. 

[vi] Gilles Deleuze, Différence et répétition, trad. Paul Patton (New York : Presse de l’université Columbia, 1995). 70-77. Traduit de l’anglais par les services de traduction de Concordia. 

À propos de l'autrice

Raviya Azad existe. Elle vit et travaille.

 

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