Trois chercheurs de Concordia collaborent à la mobilisation des savoirs autochtones dans l’étude de la physique
Dans notre monde complexe, la recherche interdisciplinaire devient de plus en plus pertinente, mais comme le savent nombre d’experts, elle peut également se révéler un défi.
Pour deux chercheurs en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STIM) et une chercheuse autochtone de l’Université Concordia, l’étude de la lumière a fourni l’amorce d’une possibilité inusitée.
Depuis qu’ils ont remporté la première subvention du fonds Nouvelles frontières en recherche accordée à l’Université en mai dernier, Tanja Tajmel, Louellyn White et Ingo Salzmann ont en effet entrepris de collaborer à une réinvention des démarches d’enseignement et de recherche en physique par la mobilisation des savoirs autochtones.
Évaluée à plus de 163 000 $, la subvention s’inscrit dans le cadre d’une initiative du gouvernement du Canada visant à encourager les idées ambitieuses en appuyant la recherche interdisciplinaire et internationale à haut risque et à haut rendement.
En invitant les communautés autochtones à participer à la cocréation de connaissances et en tenant compte de leurs points de vue, le projet entend décoloniser la recherche contemporaine en physique et attirer des étudiants et étudiantes autochtones.
Le groupe a cerné plusieurs risques. Outre l’interdisciplinarité unique de la recherche en question, qui englobe des approches issues des sciences naturelles, sociales et humaines, il pourrait s’avérer difficile de recruter des étudiants autochtones vu leur sous-représentation dans les STIM. De plus, les chercheurs devront susciter l’acceptation du projet au sein de certaines communautés scientifiques et autochtones.
« Il s’agit d’un défi pour nous tous », souligne la Pre Tajmel.
Décoloniser la lumière
Physicienne de formation et passionnée d’aurores boréales, Tanja Tajmel remet en question les hypothèses coloniales qui sous-tendent la manière dont les sciences occidentales évaluent la lumière et ce qu’elles considèrent comme un savoir.
« Nous enseignons ce contenu à nos étudiants sans approfondir le contexte historique ni éveiller la sensibilité géopolitique, remarque la professeure agrégée du Centre Génie et société de l’École de génie et d’informatique Gina-Cody. Qui profite de ces connaissances? Que savent les peuples autochtones de la lumière? Pourquoi l’ignorons-nous? »
Pour tenter de répondre à ces questions, la Pre Tajmel s’est tournée vers ses collègues de la Faculté des arts et des sciences, Louellyn White, professeure agrégée d’études des peuples autochtones, et Ingo Salzmann, professeur agrégé de physique.
« Les modes de connaissance autochtones ont été supprimés et marginalisés tout au long de l’histoire des universités, mais ils commencent enfin à être reconnus comme étant tout aussi valides que les sciences occidentales », affirme la Pre White, qui est Kanien’keha:ka et membre du conseil directeur sur les directions autochtones de Concordia.
« Si nous, en tant qu’établissement, n’incarnons pas notre reconnaissance territoriale en admettant et en affirmant l’expertise de nos aînés à titre de gardiens du savoir, cette reconnaissance ne constitue qu’une série de platitudes. »
Quand les savoirs autochtones rencontrent Newton
Dans la pensée occidentale, la physique joue un rôle fondamental dans la compréhension de la lumière. Ce concept scientifique fait loi depuis les découvertes d’Isaac Newton, de Max Planck et d’Albert Einstein. Ainsi, la science a établi que la lumière est une onde électromagnétique d’une vitesse approximative de 300 000 kilomètres par seconde.
Or, selon Ingo Salzmann, la physique n’existe pas en vase clos et doit s’ouvrir davantage aux discours critiques émergeant au sein du milieu universitaire.
« La culture de la physique évolue certainement avec la diversité de ses acteurs, soutient-il. La décolonisation des sciences implique donc la remise en cause des hiérarchies sous-jacentes. »
Le Pr Salzmann se réjouit de collaborer avec des gardiens du savoir autochtones pour attirer l’attention du monde universitaire sur leurs connaissances.
« Grâce à ce projet, des étudiants en physique s’initieront à ces discours. Nous espérons ainsi encourager des étudiants et étudiantes de groupes sous-représentés – notamment autochtones – à faire leur place en sciences. »
Louellyn White croit également que cette collaboration est très porteuse.
« La survie même de nos aînés dépendait de leur observation des régimes climatiques et des migrations animales ainsi que de leur expertise en matière de subsistance, explique la chercheuse. La sagesse de nos aînés et leur contribution à la création de connaissances à Concordia sont tout aussi importantes que celles des scientifiques occidentaux, voire plus encore, étant donné l’état du monde aujourd’hui. »
Recadrer la conversation
Dans ses recherches, Tanja Tajmel s’intéresse aux raisons pour lesquelles certaines personnes sont exclues des sciences. Elle souligne l’importance de sensibiliser les gens à propos de cet aspect colonialiste.
« Décoloniser signifie également examiner nos angles morts et le savoir que nous produisons et enrichissons en tant que scientifiques », précise-t-elle.
Pour Louellyn White, la décolonisation du milieu universitaire repose sur le démantèlement des barrières systémiques et la création d’un espace propice à des conversations et à des relations renouvelées.
« Quand les éducateurs allochtones se débarrassent des attitudes de défense ou de culpabilité et explorent l’histoire coloniale des universités tout en réfléchissant à leur propre participation, ils favorisent la compréhension des points de vue autochtones », explique-t-elle.
Issus de disciplines des plus diverses, les trois professeurs épousent dans ce projet une démarche audacieuse. Malgré leurs réserves initiales, la collaboration s’est amorcée dans un esprit de respect mutuel, de confiance et d’ouverture.
« J’ai d’abord hésité, admet la Pre White, mais j’ai été vraiment frappée par la volonté de mes collègues d’analyser le contexte historique des STIM et l’exclusion des savoirs autochtones. »
« L’Université possède une expertise considérable »
Malgré les défis institutionnels, l’équipe est optimiste quant aux résultats du projet. De fait, les recommandations du plan d’action sur les directions autochtones fournissent un cadre efficace pour la décolonisation de l’Université.
« Ce type d’initiatives suscite actuellement un vaste appui à Concordia, et l’Université possède une expertise considérable en la matière », note Tanja Tajmel.
« Il ne saurait et ne devrait revenir aux seuls éducateurs autochtones de créer un milieu d’apprentissage plus inclusif à Concordia, ajoute Louellyn White. Nous avons besoin d’alliés, et la meilleure façon d’être un allié dans cet environnement est de céder la place et d’écouter, puis d’agir en fonction de nos valeurs et de nos objectifs partagés. »
La Pre Tajmel estime qu’une redistribution appropriée des fonds disponibles marquera un pas en avant vers la décolonisation des universités. « Plus de 90 pour cent du financement du projet ira directement aux peuples autochtones sous forme de bourses de subsistance pour les étudiants ainsi que d’honoraires pour les aînés et les gardiens du savoir », précise-t-elle.
« Ces mesures ne mèneront toutefois à aucun changement structural, par exemple la création de postes destinés aux chercheurs autochtones. De tels changements doivent s’opérer à un autre niveau. Cela dit, nous pouvons former des étudiants et étudiantes pour qu’ils soient en mesure d’assumer ce type de fonction à l’avenir. »
La mission à long terme du projet est de diversifier les STIM et d’accroître le nombre d’étudiants et étudiantes autochtones possédant une maîtrise en physique.
« Nous imaginons un scientifique ou un ingénieur moderne, capable d’une réflexion critique sur sa propre culture scientifique, et conscient de l’existence de différents savoirs ainsi que du rôle de la science dans la perpétuation des inégalités sociales », résume Tanja Tajmel.
Tanja Tajmel, Louellyn White et Ingo Salzmann recherchent des étudiants et étudiantes à la maîtrise et au doctorat pour les projets de recherche suivants :
- conceptions culturelles de la lumière dans les savoirs et les philosophies autochtones;
- points de vue de physiciens sur le colonialisme dans les sciences;
- concept de la lumière dans l’histoire des sciences sous un angle décolonial;
- projets de recherche en physique recourant au rayonnement synchrotron.
Les personnes intéressées qui aimeraient soumettre leur propre idée de recherche axée sur la décolonisation de la lumière peuvent envoyer par courriel un titre de projet, une question de recherche, un résumé de 200 mots et un curriculum vitæ avant le 30 septembre à 23 h.