Kasim Ali Tirmizey intègre le savoir autochtone dans son cours à Concordia
Élevé dans une communauté crie de la Baie-James, Lichid Tent chassait et trappait avec sa famille.
« Lorsque nous revenions bredouilles, nous ne mangions pas », explique l’étudiant libre à l’Université Concordia qui souhaite être admis à l’École de génie et d’informatique Gina-Cody l’automne prochain.
Lichid Tent a un rêve : intégrer l’architecture traditionnelle crie dans la conception moderne en génie civil.
« L’idée m’est venue en suivant un cours au Centre Génie et société », dit l’étudiant, qui a survécu aux pensionnats indiens et à la rafle des années 1960, lorsque des enfants autochtones ont été enlevés à leurs familles et adoptés par de nouveaux parents ou placés dans des foyers d’accueil non autochtones.
« Pour la première fois, j’entendais parler de justice sociale et de justice en matière de conception pour ma communauté. C’est comme si je prenais conscience d’une réalité — que j’avais pourtant vécue. Cela a changé ma perspective sur le génie et sur la façon dont cette discipline pouvait aider mon peuple. »
« La technologie n’a pas les mêmes incidences sur tout le monde »
C’est le cours Impact of Technology on Society (« impact de la technologie sur la société », ENGR 392), donné par le professeur à temps partiel Kasim Ali Tirmizey, l’un des dirigeants du projet de décolonisation des programmes d’études de l’École de génie et d’informatique Gina-Cody, qui a déclenché la prise de conscience de l’étudiant.
Afin d’appuyer les efforts de décolonisation, un atelier se tiendra le 18 février prochain pour montrer aux professeurs de génie et d’informatique comment le Pr Tirmizey a revu son cours.
Kasim Ali Tirmizey et Donna Kahérakwas Goodleaf, directrice de la décolonisation des programmes d’études et de la pédagogie pour le Centre d’appui à l’enseignement et à l’apprentissage de Concordia, parleront de la façon dont ils ont repensé le programme en déconstruisant le plan de cours pour ensuite y intégrer les perspectives et les visions du monde autochtones.
« Je ne peux pas dire que j’ai complètement décolonisé mon cours, mais j’ai atteint l’objectif le plus modeste, soit celui d’intégrer les perspectives autochtones dans le matériel », explique le Pr Tirmizey, qui a commencé à modifier son programme à l’automne 2018.
« Comme la technologie n’a pas les mêmes incidences sur tout le monde, nous examinons ses retombées sur les communautés colonisatrices, les Autochtones, divers groupes, les femmes et les hommes, dans l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud.
Un pont n’est-il qu’un pont?
Kasim Ali Tirmizey explique que les étudiants en génie voient souvent les objets, par exemple les ponts, comme neutres, voire positifs, sur le plan politique. Pour leur faire prendre conscience du revers de la médaille, il leur parle de jeux de pouvoir, d’appropriation des terres autochtones et du droit international, qui oblige les promoteurs et les gouvernements à obtenir le « consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause » des communautés autochtones.
« Les membres de la société ne bénéficient pas tous des structures comme les pipelines, les barrages hydroélectriques, les bases aériennes et les mines de manière égale, souligne le Pr Tirmizey. Ce qui est vu comme un progrès pour les uns peut dégrader la qualité de vie des autres. »
Le projet de cours de Lichid Tent reflétait les préoccupations de sa communauté. Il a créé une application mobile qui recommande des procédures d’évacuation d’urgence aux résidents des environs de la centrale électrique Robert-Bourassa à la Baie-James.
« Il y a déjà eu une fausse alarme près du barrage, et ça a déclenché quelque chose en moi, confie-t-il. Je ne l’oublierai jamais. »»
Intégrer le savoir autochtone dans le cours
Kasim Ali Tirmizey a ajouté à son cours des lectures d’auteurs autochtones qui ont écrit sur les incidences sociales et environnementales de divers projets dans leurs communautés.
« Nous voulons que les étudiants réalisent l’importance de l’autodétermination pour les Autochtones », précise-t-il.
Bon nombre de ses étudiants compatissaient aux injustices vécues par les Autochtones, mais ne savaient pas à quel point elles étaient systémiques, ou ne réalisaient pas la contribution historique et contemporaine du gouvernement.
Il a aussi rencontré de la résistance chez certains étudiants qui pensaient que le développement — considéré comme un progrès — prévaut toujours sur le consentement.
« Lorsque c’est le cas, je demande à l’étudiant s’il connaît l’histoire de la région et si le “bien commun” est toujours le bien de la majorité, dit-il. Nous nous demandons s’il existe une autre manière de vivre ensemble en revoyant notre vision du développement et de la justice sociale. »
Rachel Haighton a suivi le cours du Pr Tirmizey à l’été 2019 et a vécu la même expérience révélatrice que Lichid Tent.
Elle est étudiante en troisième année au Département de génie mécanique, industriel et aérospatial de l’Institut d’enseignement coopératif de Concordia.
Son grand-père maternel est Inuit.
« J’hésite néanmoins à m’identifier comme Autochtone parce que je n’ai pas vécu ces expériences et je ne veux pas voler la parole à ceux qui les ont vécues », explique-t-elle.
Le cours l’a tout de même bouleversée. Une des lectures obligatoires, un document rédigé par un groupe de femmes autochtones, l’a touchée, même choquée. Les auteures expliquaient comment les « camps d’hommes » qui poussent comme des champignons le long des pipelines pour accueillir les travailleurs sont liés à une hausse de la violence sexospécifique et du nombre de disparitions et de meurtres de femmes autochtones.
« Le cours a vraiment changé ma façon de voir les choses, ajoute-t-elle. Il a créé de l’empathie chez les étudiants et nous a amenés à voir d’un œil critique les projets qui inondent des terres, changent les voies migratoires et polluent les territoires autochtones. »
Le plan d’action sur les directions autochtones à l’œuvre
« Renforcer les capacités critiques des étudiants et améliorer leur compréhension des incidences de la technologie sur les peuples et les femmes autochtones est un résultat d’apprentissage qu’il faudrait envisager pour les cours de génie », souligne Donna Kahérakwas Goodleaf. Celle-ci a aidé Kasim Ali Tirmizey à intégrer les perspectives et les manières de penser autochtones dans son cours en passant en revue le plan de cours et en y incluant l’énoncé de reconnaissance territoriale de Concordia. Elle a également suggéré des thèmes pertinents par rapport aux enjeux auxquels se heurtent les peuples autochtones ainsi que des articles correspondant aux sujets abordés dans le cadre du cours chaque semaine.
En septembre, Mme Goodleaf et le Pr Tirmizey ont donné une présentation sur leur processus et des conseils pratiques sur la décolonisation des programmes d’études aux professeurs et aux étudiants des cycles supérieurs du Centre d’appui à l’enseignement et à l’apprentissage.
« Nous voulons que tous les membres de la communauté de Concordia prennent connaissance du plan d’action sur les directions autochtones, qui donne suite aux recommandations de la Commission de vérité et réconciliation dans le but d’éliminer le racisme dans les établissements d’enseignement et de faire entendre les voix et perspectives autochtones », explique Mme Goodleaf.
« Il est grand temps que les professeurs de toutes les disciplines universitaires remettent en question leurs idées fausses sur les peuples autochtones. De plus, il faut combler les lacunes en matière de sensibilisation et de compréhension, accepter l’inconfort et cesser de perpétuer les dogmes occidentaux dans le domaine des sciences. »
Mme Goodleaf aimerait que les diplômés de toutes les facultés aient un code d’éthique, des valeurs et des principes favorisant la durabilité qui tiennent compte de la diversité des liens qu’entretiennent les Premières Nations avec la terre, l’eau et l’environnement, ainsi que des incidences actuelles et passées du développement sur les communautés autochtones.
« Tout étudiant qui entretient des idées fausses sur les communautés autochtones doit remettre en question sa propre éducation et comprendre comment les universités ont perpétué les dogmes occidentaux — c’est ce que j’appelle décoloniser », dit-elle.
« Il s’agit d’examiner sérieusement ses pensées et de critiquer les structures, les politiques et les pratiques pédagogiques des établissements, ainsi que les programmes d’études. »
Mme Goodleaf indique que Tanja Tajmel, professeure agrégée au Centre Génie et société, se joint au Pr Tirmizey pour faire avancer les choses. Physicienne de formation, la Pre Tajmel remet en question les idées reçues liées au colonialisme dans la science occidentale dans le cadre de son projet Decolonizing Light (« décoloniser la lumière »).
« Nous enseignons la matière à nos étudiants sans leur donner le contexte historique et sans qu’ils aient les connaissances géopolitiques nécessaires pour comprendre, explique-t-elle. Qui bénéficie de ces connaissances? Que savent les Autochtones de la lumière? Pourquoi n’en savons-nous rien? »
Au-delà de la salle de classe : réflexions d’une étudiante
En tant qu’étudiante de troisième année de Kasim Ali Tirmizey, Rachel Haighton transposera bientôt sa nouvelle connaissance des enjeux autochtones sur le marché du travail. Elle ne croit pas pouvoir avoir un impact immédiat, comme recrue dans une grande firme.
« Les problèmes ne se régleront pas sur-le-champ, mais la montée en échelons des jeunes ingénieurs aura sûrement des retombées sur les projets à venir », dit-elle.
L’atelier du 18 février est organisé par Nancy Acemian, chargée d’enseignement au Département d’informatique et de génie logiciel.
Les professeurs de l’École de génie et d’informatique Gina-Cody sont invités à s’inscrire en ligne à l’atelier Strategies on Decolonizing the Engineering/Computer Science Curriculum (« stratégies pour décoloniser les programmes d’études en génie et en informatique »), qui aura lieu le 18 février prochain, de 13 h 30 à 15 h, au pavillon intégré Génie, informatique et arts visuels (1515, rue Sainte-Catherine Ouest), salle EV-2.309.