Les guerres totales du 21e siècle mobiliseront des technologies dont l’incidence échappe encore à notre compréhension, selon Jordan Richard Schoenherr
La guerre en Ukraine n’est pas seulement le plus grand conflit terrestre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi la première guerre militaire à grande échelle entre deux pays avancés qui se déroule également dans le cyberespace, les prouesses de chaque pays en matière de technologie et d’information devenant cruciales pour le combat.
Pour l’Ukraine en particulier – qui manque d’effectifs et d’armes –, le conflit s’est transformé en une guerre totale, dans laquelle toutes les ressources du pays, y compris sa population, sont considérées comme faisant partie de l’effort de guerre, ce qui en fait des cibles militaires et entraîne inévitablement un plus grand nombre de victimes civiles et la destruction d’infrastructures non offensives.
Alors que se généralise l’emploi de nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle, les véhicules aériens sans pilote comme les drones ainsi que les « cyberarmes » comme les maliciels et les campagnes de désinformation sur Internet, les chercheurs s’efforcent d’appréhender le rôle qu’elles joueront dans les conflits.
Jordan Richard Schoenherr, professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université Concordia, affirme dans un nouvel article que notre compréhension de la guerre est aujourd’hui dépassée. Le rôle que jouent les systèmes sociotechniques – c’est-à-dire la manière dont la technologie est liée au comportement organisationnel humain dans un système complexe et interdépendant – dans la réflexion stratégique est encore loin d’être pleinement développé. Comprendre le potentiel et les vulnérabilités de ces systèmes s’avérera donc une tâche importante pour les planificateurs dans les années à venir.
« Nous devons réfléchir aux réseaux de personnes et de technologies qui constituent les systèmes sociotechniques, avance-t-il. L’analyse des réseaux sociaux ne fait l’objet de discussions sérieuses dans le domaine de la stratégie et de la tactique militaires que depuis quelques décennies. »
Nouvelles armes, anciennes peurs
Nulle part les récentes percées technologiques ne sont-elles aussi rapidement déployées que dans le conflit ukrainien, où les deux parties utilisent les nouvelles technologies à leur avantage.
Il existe toutefois des précédents à ce que Jordan Richard Schoenherr appelle la « totalisation de la guerre dans les systèmes sociotechniques ». Le chercheur passe ainsi en revue le paysage de la cyberguerre dans les conflits du Kosovo (1998-1999), de l’Irak (2003-2011) ainsi que de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie (2020).
Il examine également les cyberattaques quotidiennes menées par la Corée du Nord et la Chine contre leurs adversaires, et conclut qu’aucune d’entre elles ne correspond à la définition de la guerre totale sociotechnique.
« La cyberguerre n’a réellement pris de l’ampleur qu’au début des années 2000, souligne-t-il. Jusque-là, elle consistait essentiellement à défigurer des sites Web. Mais à mesure que nous sommes entrés dans l’ère actuelle, nous avons vu des acteurs étatiques et non étatiques réaliser que la guerre psychologique pouvait être menée sur Internet et combinée avec de nouvelles technologies basées sur l’intelligence artificielle (IA) telles que les maliciels et les drones. »
La guerre en Ukraine a déjà donné lieu à des interventions dans l’arène cybernétique de la part d’acteurs non étatiques comme IBM, l’entreprise Starlink d’Elon Musk et des pirates informatiques travaillant pour les deux camps.
Par ailleurs, le Pr Schoenherr note qu’à mesure que l’IA, les véhicules aériens sans pilote et les matériaux imprimés en 3D font leur apparition sur le champ de bataille, l’étude de la chaîne d’approvisionnement devient de plus en plus importante.
Les armes de haute technologie sont inutiles sans composants spécialisés, mais les tensions géopolitiques peuvent conduire à des ventes illicites ou à la contrebande par des tiers. Il cite en exemple les pièces fabriquées en Occident trouvées dans les drones russes abattus.
Enfin, Jordan Richard Schoenherr prévient que la culture stratégique de paranoïa qui a conduit à des arsenaux nucléaires toujours plus importants durant la guerre froide du 20e siècle est tout aussi présente au 21e siècle, et ce, même si le modèle de guerre totale a changé radicalement en quelques décennies. L’effacement des frontières entre les militaires et les civils ainsi qu’entre le début et la fin des guerres peut en effet entraîner une escalade des conflits. En comprenant ce phénomène, le chercheur croit que nous serons mieux équipés pour gérer et désamorcer les conflits susceptibles de rapidement devenir incontrôlables.
Lisez l’article cité : « The First Total War and the Sociotechnical Systems of Warfare » (anglais seulement).