L'harmonie de nos blessures : un deuil partagé
Par Kioni Sasaki Picou
Dans un monde où l’endeuillement est monnaie courante, la guérison est un processus sans fin. Malgré cette expérience douloureuse du deuil sur le plan collectif, nous avons le privilège de pouvoir apprécier le cheminement vers la guérison de trois artistes : Somaye Farhan, Maya Gilmour et Em Laferrière. À une époque où les structures coloniales sévissent encore, il est troublant de constater la complicité indéfectible « des pays du Nord » dans les conflits armés et les nettoyages ethniques ailleurs dans le monde. De la violence dont font preuve les puissances coloniales dans « les pays du Sud » naît une détresse insupportable et une immense souffrance que la diaspora est censée taire pour préserver la conscience « occidentale ». Coincées entre l’emprise coloniale et l’obsession capitaliste, les personnes les plus sévèrement touchées ont rarement un moment pour vivre les sentiments de perte et d’empathie qui les habitent. Dans leurs œuvres, les trois artistes montrent leur évolution personnelle – motivée par la nécessité de survivre ou de s’adapter dans la sérénité de la réflexion et la croissance personnelle.
L’installation This is not a scarf porte un message puissant à propos de la résistance face à l’oppression, sur le thème symbolique du port obligatoire du voile en Iran. Ébranlée par la vague de protestations provoquée par la mort de Mahsa Amini dans ce pays en 2022, l’artiste iranienne Somaye Farhan explore avec la performance, la sculpture et une installation, les idéaux misogynes imposés aux femmes et aux jeunes filles par le gouvernement de la République islamique d’Iran. Son œuvre illustre les forces extérieures qui restreignent les mouvements et l’agentivité des corps féminins. Après la révolution iranienne de 1979, un régime islamique conservateur a remplacé un gouvernement laïque, ce qui a creusé les inégalités entre les sexes. Des lois strictes ont été adoptées concernant le port du voile, les codes vestimentaires et la participation des femmes dans certaines professions et activités. Au cours des 45 dernières années, les femmes iraniennes ont lutté contre ces inégalités et ont exigé des changements. Celleux d’entre nous qui jouissent du privilège de la liberté sont appelé.e.s à soutenir les mouvements d’émancipation et à étendre leur pouvoir en faveur de la solidarité et de la visibilité.
Au cœur de l’installation de Farhan se trouvent des mains en bronze, moulées de celles de l’artiste. Elles sont liées par un foulard symbolisant des chaînes. Une vidéo de la performance de l’artiste réalisée en octobre 2022 en collaboration avec l’artiste Elahe Moonesi, contextualise la sculpture. La performance inclut un volet participatif, où le.a spectateur.trice.s avaient le pouvoir de nouer des foulards sur les performeuses Farhan et Moonesi, et ainsi réfléchir à ce qui s’est passé en Iran. Cette œuvre contemple la manière dont le partage d’expériences traumatisantes permet resserrer les liens au sein d’une communauté à travers une gestation collective des évènements,nourrissant la résilience nécessaire à la guérison. Par ailleurs, les foulards utilisés provenaient de femmes iraniennes résidant à Montréal, faisant de leur don une « partie intégrante de l’œuvre » i . Certains de ces foulards, ornés de messages sérigraphiés recueillis durant la performance, sont présentés dans les Vitrines du corridor York, avec la sculpture et une vidéo. Cette œuvre ancrée dans la collaboration témoigne de la dure réalité des femmes en Iran créant ainsi un espace pour commémorer celles qui ont souffert ou péri aux mains des actes de violence commis par l’État. Celles qui ont survécu et qui continuent de s’opposer au gouvernement sont aussi soulignées. Puisque le refus de porter le hijab comporte des risques dans le contexte iranien, This is not a scarf dépeint la manière dont on se sert de cet objet pour invisibiliser les femmes politiquement et socialement.
Au premier coup d’œil, l’installation ressemble à un étalage rappelant les boutiques de foulards multicolores en Iran ii . Par contre, en y regardant de plus près, les spectateur.trice.s sont invité.e.s à s’interroger sur la nature de l’œuvre d’art, ce qui fait émerger le récit sous-jacent de résistance et d’oppression iii . La signification du foulard se transforme à travers les différentes perspectives. Tout en reconnaissant que la décision de porter le hijab constitue une source de pouvoir pour certaines femmes, il est essentiel de reconnaître la violence et les conséquences d’une imposition sévère. Au lieu de seulement mettre l’emphase sur l’expression de soi, il est autant pertinent de souligner les cas où les femmes doivent faire leur choix en opposant liberté et expression personnelle.
Dans un autre registre, Maya Gilmour propose deux installations contemplatives,This Was a Home et Peau Fantôme, où elle s’approprie les thèmes de la guérison et du deuil en explorant la nature transitoire de la corporalité. Le corps, ici, est représenté comme un vaisseau vide où résonne l’écho des personnes l’ayant précédemment habité et qui, comme une coquille ou une carcasse, conserve les traces de ses expériences antérieures, de son évolution et des changements qu’il a vécus. Gilmour a utilisé un tissu assez solide pour que le corps soit autoportant, tout en arborant les marques de son passé. Celui-ci peut prendre de multiples formes et couleurs, comme s’il avait déjà été habité. Ce matériau ressemble à « de la colle que l’on pèle du bout des doigts… et qui conserverait l’empreinte du passé iv ».
L’artiste explore ainsi comment ce vaisseau cumule les cycles de transformation, devenant ainsi un réceptacle pour les souvenirs, qu’ils proviennent d’expériences sensorielles, du travail, de traumatismes ou de la guérison. De jour en jour, nous évoluons – c’est inévitable – et devenons un amalgame de notre propre histoire. De ce point de vue, le deuil s’inscrit dans un contexte plus large, celui des changements et des transitions de la vie. La guérison se trouve dans la reconnaissance et la préservation de l’essence de ce qui a été, lorsque cela n’est plus. Dans son œuvre, Gilmour rend hommage à son passé tout en invitant les spectateur.trice.s à méditer sur leurs propres cycles de mues et de renouvellement.
Similairement, Ambigü contemple le deuil des identités antérieures tout en reconnaissant qu’elles font partie de ce que nous sommes aujourd’hui. À travers cette œuvre, Em Laferrière guide le public dans une remise en question sur les notions dépassées, soit l’identité de genre et sa performance v . Malgré la nature évocatrice de l’œuvre, celle-ci tente de faciliter la guérison et le resserrement des liens communautaires. L’installation est composée de portraits d’hommes transgenres prises à différents stades de leur parcours d’affirmation; ces portraits sont plus grands que nature, leurs dimensions pouvant atteindre 1 m sur 1,5 m afin de maximiser leur impact visuel. Ces images, qui visent à déstigmatiser et à normaliser l’expérience transgenre, dénoncent simultanément l’objectification et l’exploitation sociale auxquelles iels sont confronté.e.s incluant les personnes non conformes au genre. En engageant avec cette série de photos, le public est témoin d’un processus fortement stigmatisé. Puisque plusieurs sont mal informés sur les problématiques des personnes transgenres, les membres de cette communauté sont facilement réduit.e.s à des commodités, au lieu d’être perçu.e.s comme étant des individus complexes ayant une agentivité sur leur corps. La présence de ces modèles affirme leur droit de prendre de l’espace. En disposant les corps dans un environnement naturel, l’artiste a créé un paysage immersif qui démontre que « tous les corps sont dans la nature » vi et non « contre nature » tel que souligné par l’adage transphobe. Laferrière insiste sur l’aspect naturel de cet élément identitaire dans son œuvre.
Ambigü fait état des formes complexes du deuil suscité par la discrimination et la marginalisation constantes dont les personnes transgenres et non conformes au genre sont victimes. Le rythme auquel on adopte des lois anti-trans à travers le monde est consternant ; on en compte déjà plus d’une centaine restreignant l’accès aux soins de santé, à l’éducation et aux espaces publics. Non seulement ceci incarne une tactique d’effacement, mais ces nouvelles législatures tentent d’exercer un contrôle sur la liberté de mouvement et les efforts de représentation en propageant une idéologie anti-trans. Étant donné que toutes les personnes ne sont pas protégées par les mêmes droits en Amérique du Nord, l’intersection de l’identité trans et raciale engendre davantage de violence et d’oppression, en particulier pour les femmes transgenres Noires.
Dernièrement, on a vu certains cas où des élu.e.s conservateur.trice.s sont allé.e.s jusqu’à interdire les « comportements queer » dans les écoles communiquant ainsi qu’il est inacceptable de vivre de cette façon, minant l’estime de soi de jeunes queers et encourageant la transphobie. Cette prise de position déshumanisante expose les élèves queers et trans à la violence et les soumet à des inégalités sociales et économiques. Cette série promeut l’autonomisation et crée un espace où les tous les corps de même que toutes les identités sont célébrés et normalisés, tout en déconstruisant les stéréotypes blancs cisgenres et hétéronormatifs. Pour reprendre les mots de Laferrière, « cette série est non seulement un acte de résistance, mais aussi un acte de réparation vii ».
Somaye Farhan, Maya Gilmour et Em Laferrière abordent l’endeuillement collectif et la guérison sous des angles différents, mais en suivant une même intention, celle de mettre en relief certaines formes de deuils à l’échelle personnelle ainsi que la manière dont ces expériences collectives affectent les individus. Réflexion sur ce qui a été, reconnaissance de l’existence ou organisation de la communauté, tous ces éléments sont entrelacés. Chacune de ces œuvres invite l’audience à comprendre d’autres expériences individuelles ou à trouver du réconfort dans le fait qu’iels ne sont pas seul.e.s à vivre ce qu’iels vivent. Pour prendre conscience de la place qu’occupe le deuil dans la vie de chaque personne, il faut mettre à l’avant-scène les communautés qui n’ont pas la liberté de s‘exprimer dans la sphère publique. Dans toutes ces œuvres, les artistes matérialisent leurs processus de guérison et de transition, tout en soulignant la nécessité de reconnaître le passé et le présent pour construire un avenir meilleur. Le flux incessant d’informations sur les conflits diffusées en continu sur tous les réseaux sociaux, nous désensibilise de plus en plus aux crises humaines, à un moment où, collectivement, nous devons composer avec une violence, une oppression et une culpabilité accablantes sans précédent.
Sursaturé.e.s de tant de malheurs, comment pouvons-nous vivre le deuil, s’il n’y a pas de temps pour qu’il existe? Nous devons donc impérativement nous demander pourquoi il est plus facile de nous désengager et de nous déconnecter de la réalité. La littérature et l’art, tout comme d’autres moyens d’expression, nous donnent la possibilité de prendre du recul, de réfléchir et de ressentir nos émotions de manière constructive. Ces récits nous permettent un sentiment de connexion qui enrichit notre compréhension du monde et nourrissent notre humanité en voie d’une guérison collective. Si nous voyons que certaines personnes vivent des défis et des émotions semblables aux nôtres, la compréhension mutuelle devient alors une source de réconfort.
[i] Somaye Farhan, This is not a scarf, démarche artistique, 2023. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.
[ii] Idem
[iii] Idem
[iv] Maya Gilmour, This Was a Home, démarche artistique, 2023. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.
[v] Em Laferrière, Ambigü, démarche artistique, 2023. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.
[vi] Idem
[vii] Idem
À propos de l'autrice
Photographe basée à Montréal, Kioni Sasaki-Picou, est également co-rédactrice en chef de la publication artistique et culturelle SUKO. Elle combine son héritage japonais et trinidadien avec une passion pour les pratiques artistiques décoloniales et le développement de la communauté. Elle cherche à remettre en question les normes sociétales et à amplifier les voix des communautés marginalisées, dans le but d'élargir les espaces pour ceux qui sont mal représentés par les grands récits de l'histoire de l'art. L'engagement de Kioni pour la compassion et la compréhension dans son art catalyse le changement social, encourageant l'empathie et la solidarité à travers la narration visuelle.