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Rouge. Caoutchouteux. Légères notes de cannelle imprégnées de désespoir, et papillons de nuit. 1980.

by Nico Linh

Entre le malaise et la confusion, Mastication de Lucy Gill, An Invitation to Touch d’Emma McLean, et Everything is Muscle and Exists de Levana Katz bouleversent le familier et la corporalité à travers la conceptualité queer. Queer dans le contexte du non normatif, en désaccord avec son environnement, désoeuvré, désorienté, dans l’incertitude et dans un cadavre habité. Par l’intermédiaire de l’horreur, chaque œuvre s’engage dans des échanges déroutants permettant une introspection approfondie sur les limites de nos corps et de leur environnement.

Photo de documentation de l'oeuvre Mastication montrant un grand morceau de cuir de pomme drapé sur un cadre rectangulaire en acier. Lucy Gill, Mastication, Apple fruit leather, steel, 5,2”x 18”x 30”. Photo credit: Josh Jensen

Un silence étrange imprègne l’œuvre Mastication de Lucy Gill. Un fin voile de cuir est drapé sur une structure en acier. Sous la lumière, les couleurs du cuir changent de teinte, offrant des dégradés de couleurs chair semblables à celles des charcuteries. En examinant de plus près la surface cuirée, on peut voir que chaque morceau est cousu ensemble avec un point serré rappelant des sutures. La taille imposante de l’œuvre, semblable à celle d’un être humain, invite le.a spectateur.trice à contempler une pensée morbide : Et si l’œuvre était faite de peau humaine? L’idée n’a rien de plausible, mais peut-être s’agit-il que d’une pensée intrusive introduite par la propagation des clichés des films d’horreur. Il y a quelque chose qui semble accréditer cette idée, même le plus léger des doutes. La pensée morbide s’implémente et s’insinue lentement dans l’esprit du public. Pourtant, l’odeur familière de la pomme et de la cannelle flottant dans l’air atténue le malaise, laissant entendre que la nature matérielle de l’œuvre pourrait n’être que du cuir à base de fruit. À côté du drapé, l’on trouve un socle en acier, et dans une approche délicieusement masochiste, un morceau de pâte de fruits séchée est offert pour une dégustation. Que l’on se prête au jeu ou non, ce moment nous invite à confronter de manière critique le malaise ressenti lorsque l’on contemple l’œuvre. Faisant écho à la consommation du corps christique, le.a spectateur.trice doit manger le charqui afin de confirmer la matérialité de l’œuvre et c’est seulement à ce moment qu’iel peut être soulagé.e. Cependant, si l’invitation à consommer est ignorée, si cet acte est perçu comme un sacrilège excessif, le.a visiteur.euse doit alors réfléchir, laisser mûrir cette pensée  et en tirer ses propres conclusions.

Mastication joue avec ce qui est familier et déjà connu en utilisant différentes textures pour subvertir ce qui est déjà établi, pour désorienter le.a spectateur.trice. Dans Queer Phenomenology, Sara Ahmed cite le concept heideggérien de désorientation et la capacité de se diriger métaphysiquement : 

Pour Martin Heidegger, l’orientation ne se résume pas à différencier les côtés du corps, qui nous indiquent dans quelle direction tourner, mais à s’ancrer dans la familiarité du monde : (...) La familiarité est ce qui est, en quelque sorte donné, et qui, en étant donné, « donne » au corps la capacité de s’orienter de telle ou telle façon. La question de l’orientation devient alors une question qui ne porte pas seulement sur la manière dont nous « trouvons notre chemin, » mais aussi comment nous parvenons à « nous sentir chez nous i.  » 

Toutes ces questions d’orientation doivent prendre racine quelque part, s’enraciner dans un point de référence solide pour ne pas se perdre. En contemplant l’œuvre de Gill, il ne semble n’y avoir aucun « chez-soi » où retourner, aucun sentiment de normalité, aucun lieu potentiel où se réfugier. Les limites du corps deviennent hors normes lorsqu’elles sont confrontées à la ressemblance frappante des morceaux de cuir avec la peau humaine. 

Documentation de l'œuvre An Invitation to Touch suspendue dans la Boîte noire. Emma McLean, An Invitation to Touch, Merino wool, 4'5" diameter. Photo credit: Laurence Poirier

 

 À l’inverse, l’œuvre An Invitation to Touch d’Emma McLean est apaisante en raison de son extérieur doux et laineux.  L’éclairage tamisé de la Boîte noire attire l’attention sur la masse flottante. Cependant, sa forme amorphe plonge violemment le.a spectateur.trice dans le même malaise que celui provoqué par l’œuvre de Lucy Gill. Les câbles jaillissent du plafond et tirent la masse. Celle-ci se replie et se dévoile comme un organe déchiqueté et difforme. L’amas de laine présente certaines caractéristiques charnelles : la teinte rosâtre rappelle celle de la peau de porc et les déchirures rouge sang révèlent des entrailles cramoisies, comme si quelque chose venait de la déchirer en la laissant grande ouverte. An Invitation to Touch se complaît dans la déformation et la présentation d’un cadavre, arrachant le.a visiteur.euse à son corps. Puisque la dépouille ne fait plus partie d’un soi, il s’agit maintenant d’un déchet suspendu par des câbles, symbolisant la présence de la mort à l’intérieur du corps, qui selon les termes bibliques serait : un corps sans âme.  D’une apparence déjà grotesque, que trouverait-on si l’on jetait un œil à l’intérieur de la masse?  Il faudrait affronter une sensation menaçante pour pénétrer la coquille molle de l’œuvre et scruter l’intérieur de ses sombres mâchoires.  

L’épiderme peut être considéré comme le premier point de contact, le premier récepteur tactile du corps. On peut toucher l’extérieur laineux avant de trouver le courage de plonger à l’intérieur, diminuant la peur de l’inconnu à mesure que la main explore. Les rainures, les bosses, les parois duveteuses; tout est ressenti par l’intermédiaire de la peau. Les sensations familières que l’oeuvre contient sont reconnues et traitées par l’esprit à mesure que la main tâte. Au même instant, la boule de laine réagit, touche en retour et laisse son empreinte sur la peau de l’audience. La peau n’est pas sélective, elle se contente de recevoir et « [d’] agir comme une membrane sociale qui rend le corps vulnérable et sensible à l’altérité, poreux et ouvert à ce qui peut être considéré comme le "soi"» ii. Nous sommes exposé.e.s en permanence à des stimulus externes, et, que nous en ayons conscience ou non, nos perceptions et nos corps sont inlassablement sculptés par ces rencontres, ces empreintes. Ces stimulis constants bâtissent des schémas par la répétition, donnant un semblant d’ordre et de structure façonnés selon des normes et des standards. Nous pouvons alors nous percevoir comme le produit d’un entrelacement entre le soi et l’autre, tous deux liés et incapables d’exister indépendamment.

Documentation détaillée de Mastication. Des morceaux carrés de cuir de fruits sont mis à la disposition du public pour être mangés et ils sont présentés sur une étroite plate-forme en acier. Lucy Gill, Mastication, Photo Credit: Josh Jensen
Détail photo de l'oeuvre An Invitation to Touch. La main d'un.e visiteur.euse effleure doucement l'oeuvre. Emma McLean, An invitation to touch, Photo Credit: Laurence Poirier

Mastication et An Invitation to Touch sont des œuvres qui présentent des éléments d’interactivité qui établissent une dynamique de pouvoir déséquilibrée avec le.a visiteur.euse. Iel croit avoir le contrôle, alors qu’en réalité son agentivité est troublée par la nature déroutante des œuvres ; leur semblant de contrôle cède involontairement au malaise. Dans le domaine de l’horreur, le malaise joue un rôle crucial, puisqu’il signale que quelque chose ne va pas. Ce sentiment persistant que quelque chose cloche ou cette sensation de manque s’explique par la notion de l’abject. L’abject est par définition indéfinissable, puisqu’il s’agit de « l’endroit où le sens s’effondre sur lui-même, l’endroit où ["on" n’est pas] » iii. Lucy Gill et Emma McLean semblent utiliser l’abject afin d’aliener le.a spectateur.trice de son corps, pour lui rappeler qu’iel a bel et bien un corps, en l’extériorisant et en le réduisant à de la chair inanimée. Au milieu de la nausée, au bord de l’abjection, lorsque l’esprit décompose le corps jusqu’à l’oubli, une myriade de nouvelles possibilités peuvent émerger. Si l’on peut être désorienté.e, alors il est également possible d’être réorienté.e, d’être imprégné.e. Les normes et règles imposées auparavant sur le corps sont remises en question et réinventées iv. La perte de repères permet d’explorer de nouvelles directions, permettant ainsi un nouveau regard, lui-même influencé par d’autres. 

Photo de l'installation Everything is Muscle and Exists présentant une sculpture allongée en papier Kozuke posée sur le sol. Le papier a été transformé avec du cyanotype, du fil de coton et des motifs encrés. Une toile en bois est appuyée sur le mur et une autre est suspendue. Les deux ont également un fond bleu saturé avec des motifs blancs dus à la transformation du cyanotype. Celle qui est posée sur le sol comporte deux petites taches de tissu rouge avec les mêmes illustrations d'insectes que sur le fond. Levana Kats, Everything is Muscle and Exists, Lithography, cyanotype, digital printing on Kozuke paper, MDF wood panels, glue, cotton thread, 4 pieces that are 21” x 16” x 3”, one piece that is 25” x 21’ (unfolded). Photo credit: Josh Jensen

S’inspirant de sa propre expérience, de son patrimoine et de ses histoires familiales, Levana Katz se fond dans une présentation articulée de création de mondes dans Everything is Muscle and Exists. Des panneaux de papier imprimé sont disposés autour d’une sculpture en papier plié, comme des fenêtres sur un autre monde. Habité par des colonies d’insectes, ce monde fabriqué offre un aperçu de l’introspection et de l’orientation de Katz au sein de son propre microcosme. L’élément central de Everything is Muscle and Exists est une sculpture en papier plié. Comme une chenille, la sculpture peut être manipulée et remodelée, repliée sur elle-même pour se contracter et s’étendre vers l’extérieur. L’œuvre vit, comme un organisme géant, elle se plie et se tend comme un système musculaire. Les muscles, par leur aspect physique, retiennent la mémoire et se contractent en conséquence. Après tout, les souvenirs sont des spectres qui hantent nos corps, se pressent contre la vitre de nos yeux et teintent tout ce qui est perçu et nous oriente. Des carrés de papier teints au cyanotype et imprimés en lithographie sont cousus avec des fils de coton blanc en forme de tendons qui lacent les extrémités et les maintiennent ensemble. Bien que les caractéristiques tendineuses des fils soient invisibles lorsqu’elles sont incorporées au papier, leur simple présence suffit à stimuler l’imaginaire et à amorcer notre propre récit. Sur la surface/la peau de chaque carré des empreintes de papillons de nuit, de coléoptères et de sauterelles et d’autres créatures apparaissent en alternance avec des lettres hébraïques déformées. Ces lettres sont tirées d’un passage littéraire que l’artiste a trouvé parmi les recherches de sa mère sur la calligraphie hébraïque : « Tout est muscle et existe. » Katz sélectionne et imprègne physiquement Everything is Muscle and Exists de ses expériences et souvenirs, car, comme l’affirme Mieke Bal dans Acts of Memory: « la mémoire n’est pas une récurrence passive, c’est quelque chose que nous faisons v. » Le processus de création de la sculpture peut alors être perçu comme une démarche intime de construction de monde. Chaque fil tissé est un récit, chaque pliure repliée est une page tournée, chaque muscle contracté est un acte de mémoire. Katz crée et trouve un foyer et le familier au milieu de ces insectes, au centre de ces lettres hébraïques tordues, entre ces souvenirs personnels et liens familiaux qui finissent par façonner non seulement Everything is Muscle and Exists, mais eux-mêmes.

Ces actes de construction du monde sont sacrés, car ils façonnent la perception de chacun, ils créent une vérité qui permet de s’ancrer solidement, et pourtant, ils ne sont jamais absolus. Il y aura des moments où cette certitude sera remise en question, comme lorsque l’on contemple Mastication de Lucy Gill ou An Invitation to Touch d’Emma McLean, lorsque le corps familier est bouleversé et défie les normes. Même si l’abjection nous pétrifie, il est essentiel de digérer l’abject, car la contemplation de son malaise peut nous réorienter vers d’autres directions. À partir des empreintes laissées sur la peau, des nouveaux mondes émergent, au sein desquels un sentiment de familiarité peut se construire, comme dans l’œuvre Everything is Muscle and Exists de Levana Katz. Similairement à la mue du corps, laissant derrière nous une carcasse stagnante, nous changeons de peau, de corporalité et de forme pour intégrer l’immensité de la vie. Cela semble cyclique, même futile, de s’engager dans ce processus de perte et de réconciliation du soi, de se livrer aux horreurs de l’abject. Pourtant dans ces moments de répit, lorsque tout se met soudain en place, lorsque les bouts de vos doigts s’impatientent, lorsque vos yeux s’écarquillent, lorsque vos oreilles s’accordent aux harmonies de votre âme; vous vous sentez chez vous.

[i]  Sara Ahmed, Phénoménologie Queer (Durham : Presse de l'Université de Duke), 7. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.

[ii] Vivian Huang, Relations de Surface : Formes Queer d'Inscrutabilité Américano-Asiatique (Durham : Presse de l'Université de Duke), 79. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.

[iii] Barbara Creed, Le Féminin Monstrueux (Londres : Routledge, 1993), 9. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.

[iv] Vivian Huang, Relations de Surface : Formes Queer d'Inscrutabilité Américano-Asiatique (Durham : Presse de l'Université de Duke), 79. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.

[v] Mieke Bal, Mieke Bal, "Actes de mémoire," dans De ce dont on ne peut parler (Chicago : Presse de l’Université de Chicago, 2010), 218. Traduit de l'anglais par les services de traduction de Concordia.

 

À propos de l'auteur.e

Nico Linh adore une tasse de thé chaude lors d'une journée enneigée. Peut-être qu'un jour, iel ouvrira une galerie pour ses amie.s, mais cela devra attendre qu'iel obtienne son diplôme en histoire de l'art. Pour l'instant, iel se contente d'écrire et de profiter de ce qui l'entoure.

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