Adama Kaba est une éducatrice communautaire née et élevée en Guinée, en Afrique de l'Ouest, qui possède une vaste expérience professionnelle dans divers espaces d'apprentissage. Son travail se concentre sur la compréhension des expériences scolaires des filles noires et sur l'exploration de l'intersectionnalité dans les programmes d'éducation communautaire non formelle à Tio'tia:ke (Montréal). Adama poursuit actuellement un doctorat au département d'études intégrées en éducation de l'Université McGill.
À la communauté qui a rendu possible « freedom school » - une lettre d'amour
par Adama Kaba and Jade Almeida
Il est sept heures du matin… Camel est déjà à l’Union United Church après une longue marche depuis l’autre bout de la ville. Elle rencontre David, qui lui ouvre les portes de ce qui sera notre maison durant deux semaines, et lui donne sa dose quotidienne d’avertissements avant de s’asseoir sur le parvis de l’église. « Je veux m’assurer que personne n’entre dans la salle sans y avoir été invité », ajoute-t-il en souriant. Une quarantaine de minutes plus tard, les membres de l’équipe commencent à arriver. Nous préparons l’espace, avec l’aide des premiers campeurs et campeuses. Avant tout, il s’agit d’installer notre coin confort! Caïman a apporté un grand tapis, quelques coussins en peluche, une couverture en molleton, un panier de livres et de jeux, et pour la touche finale : quelques plantes afin d’égayer un peu les lieux. Avec les tables et les chaises, le matériel de bricolage et les fleurs en guise de centres de table, tout est prêt pour la partie « leçon » de la journée. Capybara accueille les campeurs en débordant d’énergie positive, ce qui ne manque pas de faire sourire les plus fatigués d’entre nous. Cheetah se joint au groupe à la table principale et nous impressionne avec ses talents en dessin tout en bavardant avec les campeurs. À 9 heures, c’est l’heure de notre cercle de discussion matinal! Coyote invite les membres du groupe à utiliser des mèmes populaires ou des chansons à la mode pour exprimer leurs sentiments. Capybara nous fait ensuite découvrir le thème du jour.
Nous souhaitions créer un sanctuaire où ces jeunes pourraient apprendre, discuter de sujets qui les concernent, élaborer des stratégies en vue de relever des défis concrets et tisser des liens solides au sein de la communauté.
Voilà presque trois mois que nous nous sommes réunis autour d’un délicieux brunch préparé par le chef Kai au Centre SHIFT de l’Université Concordia pour célébrer huit mois de travail acharné qui ont abouti à deux semaines remplies de plaisir, d’apprentissage et de croissance émotionnelle avec la merveilleuse première cohorte du « Freedom School » de Montréal. Si les journées se suivent, elles ne se ressemblent pas, ce qui illustre bien l’esprit dans lequel notre équipe d’accompagnement commence chaque journée au ’« Freedom School ».
Vous vous demandez peut-être ce qu’est une « Freedom School ». Historiquement, ces écoles étaient des lieux d’éducation politique et d’organisation communautaire créés pour les jeunes Noirs du Mississippi dans les années 1960, à I’époque du mouvement pour les droits civiques. Depuis, plusieurs communautés aux États-Unis et au Canada ont lancé des programmes similaires adaptés aux besoins particuliers des jeunes Noirs et des personnes racisées. L’équipe de Harambec s’est inspirée des écoles de Chicago, Toronto et Halifax pour mettre sur pied un espace d’apprentissage et d’organisation communautaire qui reflète les réalités des jeunes Noirs à Montréal. Nous souhaitions créer un sanctuaire où ces jeunes pourraient apprendre, discuter de sujets qui les concernent, élaborer des stratégies en vue de relever des défis concrets et tisser des liens solides au sein de la communauté. Le programme de cette année s’articulait autour du thème de la liberté et s’est déroulé durant deux semaines, en août 2024, à l’Union United Church – un édifice âgé de 117 ans emblématique de la communauté noire de Montréal. Nous avons eu la chance d’accueillir 15 jeunes Noirs anglophones et francophones âgés de 12 à 17 ans et originaires de différentes régions du Grand Montréal.
Ensemble, nous nous sommes engagés dans un apprentissage pratique en explorant des sujets tels que l’identité noire au Québec et au Canada, la prévention de la violence sexiste, le maintien de l’ordre et la punition dans les écoles, la solidarité et la justice réparatrice. Notre objectif était de permettre aux campeuses et campeurs de s’épanouir intellectuellement, émotionnellement et culturellement. C’est pourquoi le programme comprenait une visite historique à pied de la Petite-Bourgogne, une excursion au centre linguistique et culturel Kanien'keháka Onkwawén:na Raotitióhkwa à Kahnawake, un atelier sur les arts en tant qu’outil de développement et de partage des connaissances, de même qu’un bain sonore et une séance de méditation, afin d’aborder le repos comme forme de résistance. En plus d’une équipe d’animatrices et animateurs dévoués, le groupe a bénéficié de la venue de conférencières et conférenciers qui ont apporté leur point de vue sur les sujets traités. Nous avons également pu partager l’espace avec des jeunes noirs et racisés ainsi que des éducatrices et éducateurs d’autres organismes locaux de la Petite-Bourgogne et de Côte-des-Neiges. Le programme s’est conclu par des projets personnels que les campeurs ont menés pour faire connaître leur définition de la liberté.
Pour un « Freedom School »
Dans un contexte de déni politique du racisme systémique, il est extrêmement difficile d’expliquer le besoin d’un espace réservé aux jeunes Noirs au Québec et d’établir un « Freedom School ». Le processus a donc exigé une consultation et une collaboration minutieuses avec diverses familles noires afin de s’assurer que ce que nous offrions répondait à leurs besoins et à leurs demandes. Pour ce faire, Harambec a organisé des événements tels que Racisme systémique dans les écoles québécoises : la lutte continue!, une table ronde sur l’éducation qui s’est tenue en octobre 2023, et Rêvons ensemble et imaginons : un rassemblement familial pour les futurs noirs à Montréal, qui s’est déroulé au Centre SHIFT en avril 2024. Ces activités ont permis de valider les préoccupations et les aspirations de la communauté à l’égard des jeunes Noirs de Montréal. Ces conversations publiques ont fait ressortir l’importance d’offrir à ces jeunes des espaces pour renforcer leur sentiment de fierté, d’identité et de sécurité, pour qu’ils voient leurs rêves validés et qu’ils profitent de lieux où règnent la joie, l’amour et l’esprit de communauté. Les familles ont mentionné qu’elles envisageaient des endroits où les enfants noirs pourraient simplement être – tranquilles, à l’aise et libres d’explorer. En outre, elles ont souligné l’importance de tenir les systèmes responsables et de doter les jeunes d’outils de résistance. Bref, tels étaient les objectifs que nous visions en mettant sur pied ce premier « Freedom School ».
Nous avons lancé ce projet avec passion, avec un amour profond et inébranlable pour notre communauté, mais aussi avec la crainte sincère de ne pas pouvoir répondre à tous les besoins.
Réflexions sur les défis et les occasions d’apprentissage
Nous avons lancé ce projet avec passion, avec un amour profond et inébranlable pour notre communauté, mais aussi avec la crainte sincère de ne pas pouvoir répondre à tous les besoins. Nous avons reconnu que concilier des ressources limitées avec une demande pressante représentait un défi permanent, et que les besoins de notre communauté allaient bien au-delà de ce qu’une seule initiative pouvait réaliser. Dans notre esprit, un « Freedom School » ne pouvait pas et ne devait pas être la seule réponse au besoin complexe et au désir d’espaces axés sur l’inclusion et l’affirmation culturelle pour les jeunes Noirs de Tio'Tia:Ke/Montréal. Nous voulions plutôt concevoir un programme qui pourrait servir de modèle et d’inspiration, en espérant que notre travail encouragerait des efforts similaires dans toute la province. Nous avions prévu certains défis, tels que l’obtention de fonds et la recherche de partenaires, mais quelques obstacles inattendus sont devenus de grandes sources d’apprentissage et de croissance en cours de route. Nous présentons brièvement quelques exemples dans l’espoir de rassurer les personnes qui se lancent dans une telle aventure en leur montrant que ces difficultés font partie du processus et qu’elles peuvent toujours être résolues d’une manière qui honore la communauté que nous servons.
Contrôle de l’accès et collaboration
Au sein de notre propre communauté, nous avons parfois constaté un cloisonnement autour du concept d’un « Freedom School » qui laissait entendre que l’objectif ou l’impact de l’école pourrait relever de la propriété privée – une idée incompatible avec notre vision d’un espace ouvert et inclusif, ancré dans l’apprentissage collectif et l’entraide, plutôt que dans la propriété. Nous avons également observé une tendance à la concurrence lors de la promotion d’activités similaires destinées aux jeunes Noirs, que nous espérions contrecarrer en collaborant avec d’autres organismes communautaires. La participation, en particulier chez les adolescentes et adolescents, pouvait s’avérer irrégulière durant l’été, ce qui rendait cette question encore plus urgente. Cependant, nous avons été ravis lorsque deux organismes locaux ont fait venir leurs campeuses et campeurs pour participer à certaines de nos activités. Ces collaborations se sont transformées en expériences incroyables et nous sommes enthousiastes à l’idée de continuer à développer ces relations.
Si la théorie et la philosophie sont importantes pour définir une vision, le succès du « Freedom School » reposait sur des contributions pratiques.
Du symbolique au concret
Le soutien de la communauté s’est manifesté sous de nombreuses formes, mais la plus efficace était fondée sur l’action. Si la théorie et la philosophie sont importantes pour définir une vision, le succès du « Freedom School » reposait sur des contributions pratiques. Comme le temps était limité et que nous devions nous occuper de campeuses et campeurs mineurs, il nous fallait un soutien proactif, qu’il s’agisse de fournitures, de ressources ou du remplacement de membres de notre équipe en cas de besoin. Ces efforts tangibles ont donné vie à notre vision et démontré le pouvoir de l’action collective. S’il était parfois décourageant de composer avec cette dynamique, elle a mis en lumière la résilience et le dévouement des personnes qui s’investissaient réellement dans le projet. Le succès du « Freedom School » a été rendu possible grâce aux personnes qui ont donné non seulement des idées, mais aussi du temps, de l’énergie et des ressources, ce qui a permis à l’école de prendre son essor et d’atteindre ses objectifs.
Le temps et les ressources étant limités, nous n’avons pas eu la possibilité de tisser des liens avec les membres de l’équipe d’accompagnement avant le lancement du programme. Par conséquent, nous avons découvert la façon de travailler de chacun au fur et à mesure, ce qui n’a pas été sans défis. Comme nous étions toutes et tous sur place chaque jour pour assurer le bon déroulement du programme, nous avons pris soin d’organiser des comptes rendus quotidiens avec les animatrices et animateurs pour réfléchir à ce qui s’était bien passé et cerner les points à améliorer. En cas de difficulté, nous avons privilégié la transparence auprès des familles et communiqué nos méthodes de résolution des problèmes. Le « Freedom School » est ainsi devenue un projet communautaire, car toutes les personnes impliquées – parents, campeurs, membres de l’équipe d’accompagnement et animateurs – pouvaient apporter leur contribution et orienter la suite des choses.
Chacune de ces expériences nous a permis de tirer de précieuses leçons en matière de dialogue, de collaboration et d’engagement commun. C’est pourquoi, malgré les défis, nous pouvons humblement affirmer que le « Freedom School » est une réalisation dont nous sommes incroyablement fiers, d’autant plus que les campeurs et leurs accompagnateurs l’ont qualifiée de « réussite indéniable ». Elle nous a offert un lieu pour ressentir et exprimer la joie et la frustration, la douleur et la fierté, mais surtout l’espoir et l’amour. Ce sont en effet ces émotions apparemment contradictoires qui font de nous des êtres à part entière et qui sont trop souvent refusées aux jeunes Noirs dans les espaces où ils se trouvent. C’est ce qui a rendu cette expérience si extraordinaire et nous a rappelé pourquoi ce programme est si important.
Le « Freedom School » témoigne de l’engagement indéfectible d’Harambec en faveur de l’autonomisation et de l’épanouissement de la jeunesse noire à Montréal. Cette initiative s’inscrit non seulement dans le cadre de notre mission visant à amplifier les droits, les voix et les expériences des femmes noires et des personnes noires non binaires, mais elle incarne aussi notre vision, qui consiste à doter les générations futures des outils, des connaissances et de la confiance nécessaires pour façonner une société plus équitable et plus inclusive.
Merci d’avoir pris part à cette merveilleuse aventure.
Née en Guadeloupe, Jade Almeida (pronom elle/her/her) a obtenu son doctorat en sociologie sous la direction de Sirma Bilge. Sa thèse porte sur les femmes noires qui aiment les femmes : résistance aux relations de pouvoir enchevêtrées. En tant que créatrice de contenu, elle partage sur son site web des formations sur des questions liées aux luttes antiracistes, anti-impérialistes et anti-carcérales, entre autres sujets.au Département d'études intégrées en éducation de l'Université McGill.