La Journée du chandail orange rend hommage à des générations d’enfants victimes du régime des pensionnats indiens et à leurs familles
Manon Tremblay (B.A. 2003) est directrice principale des directions autochtones à l’Université Concordia.
À l’occasion de la Journée du chandail orange, mes pensées vont à ma kôhkom (« grand-mère »).
Pour les personnes autochtones, métisses et inuites, la Journée du chandail orange est jour de deuil. Nous pleurons ceux et celles que nous avons perdus; nous compatissons avec les êtres qui ont survécu à leur expérience des pensionnats, mais qui restent hantés par ce souvenir. Lors de cette journée, nous réfléchissions à un chapitre honteux de l’histoire du Canada : pendant plus de 150 ans, des politiques d’assimilation racistes ont permis que des enfants autochtones soient arrachés à leur famille, et ce, dans l’objectif d’éradiquer nos cultures et nos langues et d’effacer jusqu’à notre sentiment d’exister.
Mauvais traitements, maladies contagieuses, malnutrition, suicide… Des milliers d’enfants ont trouvé la mort dans les pensionnats indiens. Certains sont morts de froid après s’en être échappés.
Chaque année, les peuples autochtones célèbrent la Journée du chandail orange afin de commémorer le préjudice permanent qu’ont subi quelque 150 000 enfants internés de force dans les pensionnats indiens sans oublier les 200 000 externes qui y ont étudié. Ce jour vise également la sensibilisation au traumatisme intergénérationnel qui persiste dans nos communautés et qui continue même de toucher ceux et celles qui, comme moi, ont eu la chance de fréquenter l’école publique.
Mon éducation a été fortement marquée par le traumatisme ressenti par trois générations de survivantes et de survivants aux prises avec des maci-manitowak (« mauvais esprits »).
Quand arrive le mois de septembre, mes pensées vont toujours aux membres de ma famille élargie; la plupart sont des survivantes et des survivants des pensionnats. Je songe tout spécialement à ma kôhkom, ainsi qu’à ses frères et sœurs, car leur génération a vraiment été dépouillée de tout.
En à peine deux décennies, les gens de mon peuple sont passés de nomades chassant le bison et de redoutables guerriers menant une vie sociale, politique et culturelle à la fois complexe et riche à des pupilles de l’État souffrant de la faim, parqués dans des réserves et vivant de subventions.
« À six ans, kôhkom a été emmenée de force au pensionnat indien de St. Michael »
Kôhkom est née en 1913 dans la réserve de Muskeg Lake, en Saskatchewan. Elle appartenait à une famille crie bien établie. Ainsi, son grand-père paternel – qui s’appelait Wasêkamatawâp (« Yeux-Gris ») – était le fils du chef Ka-Sihkoswayân (« Peau-d’Hermine »). Du côté maternel, elle avait pour arrière-grand-père le chef Mistawâsis (« Gros-Enfant »).
Par des arrière-grands-mères de la lignée tant maternelle que paternelle, kôhkom était la petite-nièce du chef Pîhtokahanapiwiyin (« Faiseur-d’Enclos »). Descendant par conséquent du père de ce dernier, Sikâkwayân (« Peau-de-Putois »), elle avait aussi du sang nakoda.
Avant la création du système des réserves, mes ancêtres pérégrinaient avec la bande de Pîhtokahanapiwiyin. Quand s’est déroulée la bataille de la colline du Couteau-cassé, le 2 mai 1885, le père de kôhkom avait huit ans. Devenu plus âgé, il racontait comme un millier de soldats avaient lancé une attaque-surprise, à l’aube, alors que tout le monde dormait encore.
Si un aîné (qui s’était levé pour aller uriner) n’avait pas donné l’alerte et signalé la présence de ces soldats, les membres de la bande auraient probablement été massacrés jusqu’au dernier. N’ayant pas eu le temps d’enfiler leurs vêtements, bon nombre des hommes de Pîhtokahanapiwiyin ont combattu entièrement nus. Touché à la jambe par une balle, Wasêkamatawâp avait dû faire le mort jusqu’à la fin des combats. Cette anecdote lui vaudra de se faire gentiment taquiner pour le restant de ses jours.
Comme tous ses frères et sœurs, à six ans, kôhkom a été emmenée de force au pensionnat indien de St. Michael, à Duck Lake, Saskatchewan. Ses parents n’étaient pas en mesure de s’y opposer : ils risquaient d’être incarcérés ou de perdre les rations fournies par le gouvernement, ce qui aurait aggravé la situation déjà précaire de la famille.
La mère de kôhkom savait probablement ce qui attendait ses enfants. En effet, orpheline à l’âge de cinq ans, elle avait passé treize ans au pensionnat indien de Fort Qu’Appelle, en Saskatchewan.
Kôhkom n’a jamais beaucoup parlé de son séjour au pensionnat. Elle n’a commencé à relater cette expérience qu’au crépuscule de sa vie, après la publication en 1996 des conclusions de la Commission royale sur les peuples autochtones.
« Les aînés des enfants avaient mis au point un code secret »
Lorsque, toute petite, elle a été emmenée au pensionnat, kôhkom ne connaissait que la langue crie. L’apparence et le costume des religieuses la terrifiaient. Elle ne comprenait pas ce qu’elles lui disaient. Les enfants, elle y comprise, se faisaient battre quand ils tentaient de parler cri entre eux.
Chaque année, au premier jour de la rentrée, on la déshabillait, on la plongeait dans du kérosène « pour éliminer ses poux » et on lui coupait les cheveux. On lui attribuait un numéro qui lui tiendrait lieu de nom pour les dix prochains mois. Mary Greyeyes (ainsi s’appelait kôhkom) cessait alors d’exister.
Selon elle, sa laideur lui avait épargné d’éventuels sévices de la part des prêtres, qui ne s’intéressaient pas à elle. Toutefois, elle savait que bien des enfants – notamment certains de ses frères et sœurs et, plus tard, de ses neveux et nièces – n’y échappaient pas.
Kôhkom parlait surtout de la terrible solitude et du mal du pays qu’elle a toujours portés en elle ainsi que de son irrépressible peur de mourir seule.
Au pensionnat, garçons et filles vivaient séparés. Il leur était interdit de se parler, même entre frères et sœurs.
Aussi, les aînés des enfants Greyeyes avaient mis au point un code secret. Au moyen du langage corporel et de signes de la main discrets qu’ils répétaient pendant l’été, ils communiquaient en silence.
Ils veillaient sur leurs jeunes frères et sœurs de même que sur leurs cousins et cousines. À chaque récréation, ils en faisaient le décompte. Un jour de 1926, l’un des frères de kôhkom lui a signalé que Robert, leur plus jeune frère, manquait à l’appel.
Alors âgée de treize ans, kôhkom travaillait à la buanderie. Elle a prétexté la livraison de draps et de serviettes propres pour fouiller le pensionnat. Elle a trouvé son petit frère à l’infirmerie.
Kôhkom et ses frères et sœurs se doutaient depuis quelque temps que Robert avait contracté la tuberculose. La présence d’un nombre élevé de cas au pensionnat indien de St. Michael était de notoriété publique. En 1910, un administrateur gouvernemental consignait que la moitié des enfants qui avaient fréquenté l’établissement mouraient de tuberculose avant d’avoir atteint leurs dix-huit ans.
Kôhkom devait agir, elle en était convaincue. Elle a donc écrit un mot à ses parents et elle l’a glissé à son frère aîné. Celui-ci s’est évadé et a réussi à gagner Muskeg Lake. Plus tard ce soir-là, mon arrière-grand-père défonçait les portes du pensionnat afin de récupérer son enfant malade.
Kôhkom dressait un portrait saisissant de son père marchant résolument dans le couloir malgré les hurlements des religieuses qui tentaient de le retenir. Leur costume dessinait comme des ailes noires dans son dos.
Seuls les survivants et survivantes des pensionnats peuvent mesurer le danger que couraient kôhkom et son frère en alertant leurs parents. Kôhkom refusait d’aborder le sujet. Elle disait seulement qu’ils avaient été sévèrement punis tous les deux.
Mon oncle Robert est mort sur le chemin du retour. Il avait huit ans.
Renseignez-vous sur les activités qui se dérouleront à l’Université Concordia à l’occasion de la Journée du chandail orange et inscrivez-vous à la table ronde qui se tiendra en ligne le 30 septembre, de 14 h à 16 h.