La musique de Jean Carignan constitue un legs à la fois durable et complexe dans la culture québécoise, selon des chercheurs de Concordia
La musique traditionnelle est une composante essentielle de l’identité nationale québécoise, et peu d’artistes occupent une place aussi importante au panthéon de cette forme d’art que « Ti-Jean » Carignan. Violoneux à l’immense talent n’ayant jamais appris à lire la musique, Jean Carignan était un enfant de la Grande Dépression issu de la classe ouvrière qui a été décoré de l’Ordre du Canada. Québécois francophone passionné par la musique irlandaise et écossaise, il a toujours vécu au bord de la pauvreté malgré son statut de musicien de renommée mondiale. Il a occupé une place centrale dans le monde de la musique traditionnelle jusqu’à sa mort en 1988, à l’âge de 71 ans.
Toutefois, comme l’écrivent deux chercheurs de Concordia dans un récent article portant sur la vie, les influences et le legs de Jean Carignan, ce dernier demeure un personnage controversé dans sa province natale. Si son génie et son éthique du travail font l’unanimité, son éloignement de la musique ancrée dans la tradition québécoise francophone l’a mis en porte-à-faux avec le sentiment nationaliste qui gagnait l’élite intellectuelle et culturelle au cours de la Révolution tranquille des années 1960 et 1970.
Dans leur article publié dans la revue Études irlandaises, les auteurs Gearóid Ó hAllmhuráin et Kate Bevan-Baker indiquent que la position adoptée par certains commentateurs de l’époque pourrait se résumer ainsi : « C’est brillant, mais pas suffisamment québécois! ». Il s’agit là selon eux d’une injustice qui a porté ombrage au legs de l’artiste longtemps avant sa mort, même s’il demeure le violoneux le plus célèbre du Québec.
« Il est toujours considéré comme un joueur de violon québécois et canadien légendaire », affirme Gearóid Ó hAllmhuráin, directeur de l’École des études irlandaises. « Il est reconnu dans le milieu de la musique irlandaise comme un musicien extraordinaire qui n’est pas né dans la tradition musicale irlandaise, mais qui a fait énormément rayonner cette musique ici au Québec et partout en Amérique du Nord. »
Une histoire d’amour tourmentée
Le parcours qui a mené Jean Carignan de son quartier ouvrier de Lévis aux plus hauts sommets de la renommée parmi ses pairs n’a pas été facile. Musicien illettré, il a appris les bases du violon en écoutant obsessionnellement et en reproduisant la musique enregistrée sur les premiers 78 tours vendus au début de l’industrie du disque aux États-Unis. Il a été découvert par le désormais légendaire violoniste québécois Joseph Allard, qui lui a ouvert des horizons en lui faisant connaître la musique du violoniste irlando-américain Michael Coleman et de l’Écossais James Scott Skinner. Ces trois figures majeures constituent les piliers sur lesquels Carignan a bâti son style musical.
« Jean Carignan avait une technique de jeu extraordinaire, inspirée de son amour pour le violon classique et de sa passion pour le violon traditionnel », explique Kate Bevan-Baker, violoneuse de renommée internationale qui a représenté le Canada en Russie, en Chine, dans l’Union européenne et partout en Amérique du Nord. « Sa capacité à intégrer des techniques inusitées de maniement de l’archet et des ornements mélodiques complexes inspirées des maîtres violonistes irlandais et écossais témoignait de sa grande maîtrise de l’instrument. La complexité de son style de jeu unique transparaît clairement dans tous ses enregistrements. »
Or malgré ses qualités de virtuose, Jean Carignan a eu constamment du mal à joindre les deux bouts. De 1956 à 1973, il a enregistré des douzaines de disques, dont un microsillon classique pour l’Institut Smithsonian avec Alan Mills, s’est fait entendre dans le cadre de l’Expo 67 et du Ed Sullivan Show, a donné de prestigieux spectacles à Londres et à Paris, a participé aux festivals de folklore de Newport, de Winnipeg et de Mariposa et s’est produit au Carnegie Hall, à New York. Au cours de cette période, il subvenait aux besoins de sa famille en conduisant un taxi à Montréal.
À la fin de sa vie, il avait fait l’objet de trois documentaires, et le compositeur québécois André Gagnon avait composé un concerto inspiré de sa musique. Il s’est également vu décerner l’Ordre du Canada, un doctorat honorifique de l’Université McGill et de l’Université de Toronto, une Médaille du jubilé de la Reine Elizabeth II et le Prix de musique Calixa-Lavallée, entre autres distinctions. Il avait également perdu l’ouïe.
Une tradition vivante
Selon Gearóid Ó hAllmhuráin, c’est parce que Jean Carignan tenait beaucoup à maintenir l’intégrité de sa musique qu’il a connu si peu de succès commercial au cours de sa vie; le musicien éprouvait une certaine amertume lorsqu’il voyait des artistes moins talentueux mais plus enclins à plaire aux foules vendre plus de disques que lui.
« Il avait une grande rigueur et n’était pas disposé à faire des compromis sur sa musique », ajoute le Pr Ó hAllmhuráin. « Le marché peut être sans pitié pour les musiciens traditionnels intègres, ce qui est toujours le cas aujourd’hui. »
Néanmoins, Gearóid Ó hAllmhuráin – un musicien lauréat de concours internationaux qui joue du concertina irlandais et de la cornemuse irlandaise traditionnelle (uilleann pipes) – affirme que le milieu de la musique traditionnelle est très dynamique au Québec et que cette effervescence musicale constitue « l’un des joyaux de la culture québécoise ».
« Si de houleux débats ont cours sur le rôle de la langue dans le Québec contemporain, la musique et la danse qui s’y créent continuent d’unir les gens tant dans la province que partout en Amérique du Nord. »
Lisez l’article cité : Irish Music or Pure Laine? The (Un)Quiet Revolution of Ti-Jean Carignan